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TERRE PROMISE ET PARADIS PERDU :

LA FAILLE CONSTITUTIVE CHEZ THOMAS WOLFE



CLAUDE CHABERT



Voici quelques extraits de la thèse de littérature américaine que j'ai soutenue le 23 juin 2010 à l'Université de Provence (Aix). La partie qui a généralement le plus retenu l'attention est la troisième, centrée sur la notion de mélancolie. Il a paru logique de la maintenir ici dans son intégralité, ainsi que le plan d'ensemble, l'introduction et la conclusion, qui permettent au lecteur de prendre ses repères.


Directeur de thèse :

Mme Annick DUPERRAY

Professeur à l'Université de Provence


Jury :

Mme Annick Duperray, Professeur à l'Université de Provence

Mme Ineke Bockting, Professeur à l'Université de Paris XIII

M. Jacques Pothier, Professeur à l'Université de Versailles Saint- Quentin-en-Yvelines

Mme Amélie Moisy, Maître de conférences à l'Université

de Paris XII – Val-de-Marne



En nous appuyant sur les acquis des critiques américaine et française, nous tentons d'ouvrir dans l'œuvre du romancier américain Thomas Wolfe (1900-1938) quelques pistes nouvelles en soulignant la part de non dit chez un auteur dont l'écriture, malgré l'affirmation récurrente de la perte et de l'aliénation, se fait porteuse d'une promesse. Cette contradiction/complémentarité met à jour une faille constitutive qui se retrouve à de multiples niveaux.

Progressant le long de cette faille, nous abordons quatre thèmes principaux. D'abord la problématique du temps : reprenant la division stoïcienne entre Kronos, instant pur, et Aiôn, temps ondulatoire, nous suggérons que la création littéraire a aidé Wolfe à dépasser une vision purement négative du temps. Puis l'univers mythique de l'auteur, les espaces historiques ou géographiques où il a tenté d'incarner son royaume virtuel : à mi-chemin entre réel et imaginaire se dessine une zone hétérotopique qui, toujours hors d'atteinte, le transforme en perpétuel exilé. Ensuite la mélancolie de Wolfe, qui débouche sur un véritable dédoublement de la personnalité, la figure sombre et narcissique du romantique côtoyant celle du prédateur tenté de dévorer l'univers entier. Nous explorons enfin le langage venu peupler cette faille : langage océanique qui se déploie dans le courant de conscience, mais aussi langage organique et moléculaire qui acquiert une autonomie propre. Dépassé par sa propre création, l'écrivain apparaît alors comme un sorcier primitif qui pratiquerait la stratégie de l'extase. En perpétuel équilibre entre construction et déconstruction, cette écriture libératrice est l'œuvre d'un anomal emporté sur sa ligne de fuite.


TABLE DES MATIERES




Avant-propos : traductions et références

Glossaire des références abrégées

ANNEXE I : Biographie de Thomas Wolfe

ANNEXE II : Biographie « actuelle/virtuelle »


INTRODUCTION


I. LE VERTIGE DU TEMPS


Chapitre 1 : Un mauvais rêve

      Chapitre 3 : Obscurité et lumière

    A. L'obscure ambigüité

    B. Les facettes de la lumière



  1. LA TERRE PROMISE


Chapitre 1 : La rencontre auteur-lecteur : carrefour d'influences

A. Éternelle autobiographie

B. La brisure féconde

C. Auteur et lecteur

D. Les faiblesses de l'auteur


Chapitre 2 : À la poursuite du mythe

    A. 'The myth maker'

    B. Sous la bannière de Milton


Chapitre 3 : Le paradis figé

    A. Âge d'or et décadence

    B. Vie enfouie et Atlantide

    C. La vie antérieure : Platon et la Grèce antique


Chapitre 4 : L'immobilité essentielle

    A. L'idiosyncrasie

    B. Épithètes homériques et noms propres : la question de l'invariance

    C. Essence et abstraction


Chapitre 5 : La parole de Dieu

    A. La langue adamique : avant Babel

    B. Le verbe prophétique

    C. L'écriture biblique

      a. La conjonction de coordination

      b. L'affirmation propitiatoire


Chapitre 6 : L'espace de l'exil

    A. Le royaume virtuel

    B. L'Amérique et Catawba

    C. Le Sud

Chapitre 7 : L'errance

    A. Le malaise existentiel

    B. Retour au placenta

    III. LE CRISTAL DE LA MÉLANCOLIE



Chapitre 1 : La fracture du moi

A. Code de l’honneur et sens du péché

B. Le chevalier pourfendu


Chapitre 2 : La possession / dévoration

A. La faim et l'amour carnassier

    B. Le devenir-loup

C. Kardia et malaise digestif

        D. Le rapport à l'autre

        E. La difficulté à dire

        F. L'échec de la possession


Chapitre 3 : Narcissisme et quête en miroir

                      A. Le prédateur et sa proie

B. Le stade du miroir chez Thomas Wolfe

    C. Amor heroicus, le rêve Laura James

    D. Imaginatio bestialis, le quartier rouge


Chapitre 4 : « Le ténébreux, le veuf, l’inconsolé »

      A. Vecteur et cristallisation

      B. La stratégie funèbre

      C. Les pratiques textuelles

    1. Les mensonges du paradis

    2. Le narrateur omnipotent

    3. La dysnarration

IV. LE LANGAGE DE LA BRISURE


Chapitre 1 : L’écriture océanique

A. Exprimer l'ineffable

B. Le 'stream of consciousness'


Chapitre 2 : Le langage moléculaire

      A. La langue organique : saturer l’atome

      B. La toile ou quadrillage langagier

      C. Chromatisme généralisé et théorie des dominos

      D. Le fétichisme du lieu

      E. Du particulier au général : l'universel chez Wolfe

      E. Le langage maître du jeu

Chapitre 3 : Le chamane

A. Mots magiques et incantation rituelle

      B. La stratégie de l’extase


Chapitre 4 : Langage molaire et géométrie du paradis

      A. La perfection du cercle

      B. L'écriture circulaire

      C. La spirale et le point de fuite

      D. Le paradis démystifié


Chapitre 5 : La ligne de fuite du langage

                  A. Célébration du plein

      B. Célébration du vide

      a. Premier rêve : Dans l'antiquité classique

      b. Deuxième rêve : L'île grecque

      c. Troisième rêve : La mort de Gant

      C. Le rift (aux limites du dire)


CONCLUSION


    1. Discours de haine et de liberté

    2. L’échec splendide

    3. L’expérience cathartique






ANNEXE II : BIOGRAPHIE ACTUELLE-VIRTUELLE




Il n’y a pas d’objet purement actuel. Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles. (…) Les images virtuelles ne sont pas plus séparables de l’objet actuel que celui-ci de celles-là. Les images virtuelles réagissent donc sur l’actuel. (…) (Il y a) coalescence et scission, ou plutôt oscillation, perpétuel échange entre l’objet actuel et son image virtuelle : l’image virtuelle ne cesse de devenir actuelle, comme dans un miroir qui s’empare du personnage, l’engouffre, et ne lui laisse plus à son tour qu’une virtualité

Gilles Deleuze, Dialogues avec Claire Parnet, p.179-180-183




Nous avons choisi, de façon largement subjective, quelques événements ‘actuels’ de la vie de Thomas Wolfe, dont chacun nous semble correspondre à un moment ou une période charnière de son existence : évoqués, répétés, racontés et repris dans son œuvre de façon chaque fois différente, ils tendent, par un effet d’onde, à diffuser une signification toujours affinée, et peuvent apparaître comme de véritables nœuds de production. Nous avons privilégié tout particulièrement ce qui pouvait se rapporter, de près ou de loin, au sujet choisi, laissant de côté certaines étapes décisives de la carrière littéraire de Wolfe.

En regard de chaque date, une ou plusieurs citations tirées de l’œuvre de Wolfe, voire de certains documents personnels ou lettres, développent les virtualités de l’événement correspondant, mettant en lumière son effet, son influence sur l’évolution de l’auteur et ce qu’il laisse entrevoir de sa personnalité profonde.


1900



Thomas Clayton Wolfe, cadet d’une famille de huit enfants, naît le 3 octobre à Asheville, Caroline du Nord. Pour écrire son premier roman, il puisera largement dans son expérience et ses souvenirs personnels : le personnage principal, nommé Eugène, lui ressemble trait pour trait. Dans l’extrait suivant, qui développe le point de vue des parents, Gant et Elisa, la naissance d'Eugène au début du siècle se trouve associée non à la notion de commencement mais à celle de fin. Le narrateur souligne ainsi la fuite du temps et l'omniprésence du passé.



In that year Gant passed his fiftieth birthday: he knew he was half as old as the century that had died, and that men do not often live as long as centuries. And in that year, too, Eliza, big with the last child she would ever have, went over the final hedge of terror and desperation and, in the opulent darkness of the summer night, as she lay flat in her bed with her hands upon her swollen belly, she began to design her life for the years when she would cease to be a mother. (LHA, 28)





1904



Saint Louis, dans le Missouri, fut le théâtre de l’exposition universelle, qui accueillit dix neuf millions et demi de personnes d’avril à septembre. La mère de Wolfe y avait acheté une maison baptisée Old Kentucky Home, où elle louait des chambres aux visiteurs de l’exposition et où toute la famille séjourna pendant sept mois. C’est là que Grover, frère aîné d'Eugène, contracta la typhoïde dont il devait mourir. Voyage et séjour sont évoqués dans la novella The Lost Boy, qui s’articule autour de Grover, dont le souvenir est resté très vivace. C’est Eugène qui, ayant comme Thomas Wolfe fait des études, sert de dépositaire à la mémoire familiale et se trouve investi d’une mission : raconter.



As we went down through Indiana – you were too young, child, to remember it – but I always think of all of you the way you looked that morning, when we went down through Indiana, going to the fair. All of the apple trees were coming out, and it was April; it was the beginning of Spring in southern Indiana and everything was getting green.

(…)

It was so long ago, but when I think of it, it all comes back, as if it happened yesterday. Now all of you have either died or grown up and gone away, and nothing is the same as it was then. But all of you were there with me that morning and I guess I should remember how the others looked, but somehow I don’t. Yet I can still see Grover just the way he was, the way he looked that morning when we went down through Indiana, by the river, to the Fair.

The mother in “The Lost Boy”, The Hills Beyond, p.15 et 22



1904 



Grover meurt donc de la typhoïde et la famille retourne à Asheville au bout de sept mois passés à Saint Louis. Ainsi, dès l’enfance, la mort rôde et marque de son empreinte l’existence de Wolfe. La disparition de Grover met fin à ces quelques mois de vie privilégiée à St Louis et d’une certaine façon aussi à la magie de l’enfance. Toute sa vie, l’écrivain s’efforcera de retrouver le regard, la vision, de celui qu’il était à St Louis à quatre ans.



And he knew that he would never come again, and that lost magic would never come again. Lost now was all of it – the street, the heat, King’s Highway, and Tom the Piper’s son, all mixed in with the vast and drowsy murmur of the Fair, and with the sense of absence in the afternoon, and the house that waited, and the child that dreamed. And out of the enchanted wood, that thicket of man’s memory, Eugene knew that the dark eye and the quiet face of his friend and brother – poor child, life’s stranger, and life’s exile, lost like all of us, a cipher in blind mazes, long ago – the lost boy was gone forever, and would not return.

The Lost Boy”, in The Hills Beyond, p. 42



1906 



Julia, la mère de Wolfe, quitte le domicile conjugal pour ouvrir une pension de famille à Dixieland - et se lancer dans les affaires. Ceci consomme le divorce symbolique entre les deux parents.



And however vaguely, confusedly, and casually they approached this complete disruption of their life together, the rooting up of their clamorous home, when the hour of departures came, the elements resolved themselves immutably and without hesitation.

Eliza took Eugene with her. (…) With scarcely a word spoken, as if it had been known anciently and forever, Helen stayed with Gant. (LHA, 130)



1912 

Thomas Wolfe devient le premier élève de la Robertses’ North State Fitting School, fondée en Septembre à Asheville ; une profonde relation d’estime et de confiance réciproques s’établit entre lui et l’épouse du directeur, Margaret Roberts.



He turned his face up to her as a prisoner who recovers light, as a man long pent in darkness who bathes himself in the great pool of dawn, as a blind man who feels upon his eyes the white core and essence of immutable brightness. (LHA, 211)



Pendant toute sa vie Wolfe demeurera en contact avec Margaret, à l’exception d’une période de presque sept ans suivant la publication de Look Homeward Angel et la réaction indignée de Mrs Roberts : “You have crucified your family and devastated mine”. Il semble qu’elle n’ait pu accepter le jour sous lequel Wolfe avait dépeint son mari, John Munsey Roberts. Sa réaction souligne en tout cas le pouvoir considérable des mots et du langage. 

La correspondance entre Thomas Wolfe et Margaret Roberts a été publiée sous le titre Windows of The Heart (Ted Mitchell).


1917



Pendant l’été, Wolfe tombe amoureux de Clara Paul, qui deviendra Laura James dans LHA.



(...) I fell in love when I was sixteen with a girl who was twenty-one (.) Yes, honestly – desperately in love. And I’ve never quite got over it (in 1924). The girl married, you know; she died of influenza a year or two later. I’ve forgotten what she looked like, except that her hair was corn-colored.

(Windows of The Heart, 42)



La description romancée de cette relation, qui suscite chez le narrateur le désir de préserver et pérenniser la magie de l’instant, est un des temps forts de LHA.



And who shall say – whatever disenchantment follows – that we ever forget the magic, or that we can ever betray, on this leaden earth, the apple-tree, the singing, and the gold? Far out beyond the timeless valley, a train, on the rails for the East, wailed back its ghostly cry: life, like a fume of painted smoke, a broken wrack of cloud, drifted away. Their world was a singing voice again: they were young and they could never die. This would endure.

He kissed her on her splendid eyes; he grew into her young Maenad’s body, his heart numbed deliciously against the pressure of her narrow breasts. She was as lithe and yielding to his sustaining hand as a willow rod – she was bird-swift, more elusive in repose than the dancing water-motes upon her face. He held her tightly lest she grow into the tree again, or be gone amid the wood like smoke. (LHA, 400)



(…) It seems that at this period man comes to grips with something elemental beyond him. (Windows of The Heart, 43)



1918 



Benjamin Harrison Wolfe (Ben), frère aîné de Thomas, meurt de pneumonie le 19 octobre. Le caractère sacrilège, répugnant, de la désintégration en pleine jeunesse d’un être cher est souligné dans LHA.



As he thought of the dying boy upstairs, the messy ugliness of it – as they stood whimpering by while he strangled – choked him with fury and horror. The old fantasy of his childhood came back to him: he remembered his hatred of the semi-private bathroom, his messy discomfort while he sat at stool and stared at the tub filled with dirty wash, sloppily puffed and ballooned by cold grey soppy water. (LHA, 481)

Très proche de son frère, Wolfe soulignera dans une lettre à sa sœur Mabel l’impact que cette disparition eut sur lui.

I think the Asheville I knew died for me when Ben died. I have never forgotten him and I never shall. I think that his death affected me more than any other event in my life. (…) Ben—he was one of those fine people who want the best and highest out of life, and who get nothing—who die unknown and unsuccessful.

(Thomas Wolfe to Mabel Wolfe Wheaton, May 1929, in Elizabeth Nowell, ed., The Letters of Thomas Wolfe. New York: Charles Scribner's Sons, 1956.)

À la suite de cette mort qui fut pour Wolfe un drame personnel, le rôle charnière du mois d’octobre, lesté d’une lourde valeur symbolique, et le désir de remonter le temps en défaisant la trame des événements, demeureront des constantes de son univers imaginaire.

Come with me where they walk and move again tonight, and you shall see your brother’s face again tonight, and hear his voice, and see again, as they march toward you from their graves, the company of the young men who died, as he did, in October, speaking to you their messages of flight, of triumph, and the all-exultant darkness, telling you that it all will be again as it was once.

(“No Door”, in The Complete Short Stories of Thomas Wolfe, 81)



1920

Wolfe découvre la ville de Boston. L’évocation qui suit, où la ville se trouve transformée en personnage archétypal, pourrait tout aussi bien s’appliquer à New York, Baltimore ou Philadelphie.



You remember how the city blazed before you like a fable the first time when you came through the portals of the mighty station and saw it – how it was like something you had always known and yet could not believe was possible, and how unbelievably it was true and was set there in its legend of enchanted time (…) – a thing that was City-Time, (…) and that you always had lived in as a stranger, and that was more real than morning, and more phantasmal than a dream to you. (“No Door”, SS, 69)




1922 



Le 20 juin, William Oliver Wolfe, tailleur de pierres et père de Thomas, meurt d’un cancer de la prostate.



This was the end of man, then, end of life, of fury, hope, and passion, glory, all the strange and bitter miracle of chance, of history, fate, and destiny which even a stonecutter’s life could include. This was the end, then:- an old man, feeble, foul, complaining and disease-consumed who sat looking from the high porch of a hospital at the city of his youth. This was the sickening and abominable end of flesh, which infected time and all man’s living memory of morning, youth, and magic with the death-putrescence of its cancerous taint, and made us doubt that we had ever lived, or had a father, known joy: this was the end, and the end was horrible in ugliness. (Of Time and the River, 107)



My father was dead, and now it seemed to me that I had never found him. He was dead, and yet I sought him everywhere, and could not believe that he was dead, and was sure that I would find him. It was October and that year, after years of absence and of wandering, I had come home again. (“No Door”, October 1931, SS, 79)



1924



À l’automne, Wolfe séjourne au domicile de la famille Coulson, à Londres.



That was a wonderful house and the people there were wonderful people. Later, I could not forget them. I seemed to have known them all my life, and to know all about their lives. They seemed as familiar to me as my own blood, and I knew them with a knowledge that went deep below the roots of thought or memory.

(…) The nearest I could come to it was this: In that house I sometimes felt the greatest peace and solitude that I had ever known. But I always knew the other people in the house were there. I could sit in my sitting room at night and hear nothing but (…) silence, strong living lonely silence that moved and waited in the house at night – and I would always know that they were there.



(“The House of the Far and Lost”, SS, 149)


The next day he went away, and never saw any of them again, but he could not forget them. Although he had never passed beyond the armor of their hard bright eyes, or breached the wall of their crisp, friendly, and impersonal speech, or found out anything about them, he always thought of them with warmth, with a deep and tender affection, as if he had always known them – as if, somehow, he could have lived with them or made their lives his own had he only said a word, or turned the handle of a door – a word he never knew, a door he never found. (OTR, 647)



1925 

Le 25 août, Wolfe fait la connaissance d’Aline Bernstein sur l’Olympic, le bateau qui le ramène d’Europe à New York.

From that moment on he never was again to lose her utterly, never to wholly re-possess unto himself the lonely, wild integrity of youth which had been his.(…) At that moment of their meeting she got into his life by some dark magic, and before he knew it, he had her beating in the pulses of his blood ... (OTR, 891)

Love to me is still the fantastic and absolute thing that it is in the books. (…) The way I should like to act is not meanly or badly as I often do, but in the grand heroic manner of people in books. (…) Now that you have gone away I see you as if you were a book – if you have any blemishes I don't remember them. (…) I love you more than anyone in the world.


A letter to Aline Bernstein (1928) in STUTMAN Suzanne, My Other Loneliness, Letters of Thomas Wolfe and Aline Bernstein, University of North Carolina Press, 1983, p. 148.



1928



Le 30 septembre, passablement éméché, Wolfe se laisse emporter dans une rixe qui l’oppose à d’autres buveurs au cours de la fête de la bière à Munich. Blessé, il est hospitalisé pendant quelques jours, ce qui lui donne l'occasion de faire une remise en question de lui-même.

(…) the strange and terrible adventure at the Oktoberfest (...) I fell foul of four Germans at the Oktoberfest and, no longer caring whether I killed or got killed, had a terrible and bloody fight in mud, darkness, and pouring rain, in which, although my scalp had been laid open by a blow from a stone beer mug, and my nose broken, I was too mad and wild to know or care if I was hurt or not – and became conscious only after the other people had been knocked senseless or fled and I had been choked unconscious, the one who remained, while his poor wife (,) screamed, fell on my back, and clawed my face to pieces to make me loosen my grip on his throat. Only then did I become conscious of the shouts and cries of the people around me (…)

(…) this terrible and brutal affair, in which for the first time I went to the bottom of my soul, and saw how much power for bad and insanity lies in all of us, crying out inside me not because of my body’s loss, but because of my soul’s waste and loss

(Windows of The Heart, 105)


1929 



En janvier, le manuscrit de O Lost est accepté par Maxwell Perkins, chez Scribners. En avril, à la demande de Scribners, il se trouve raccourci de quelques deux cents pages, et le titre en devient Look Homeward Angel (LHA).

Le 18 octobre, Look Homeward Angel est publié, provoquant l’indignation de nombreux habitants d’Asheville. Victime de menaces, Wolfe demeure éloigné de sa ville natale pendant sept ans, et se convainc de sa vocation d’exilé.



When the book came out, the townspeople read it and thought they recognized themselves in the portraits he had drawn, and almost to a man the town rose up against him. He received threatening letters. He was warned never to show his face again in the precincts from which his very life had sprung.

He had not expected anything like this, and the shock of it had a profound effect upon him. He took it hard. And for seven years thereafter he did not go home again. He became an exile and a wanderer.

And through all these seven years when he did not go back, his thoughts went back forever. At night as he walked the streets of distant cities or tossed sleepless in his bed in foreign lands, he would think of home, recalling every feature of the little town’s familiar visage, and wondering what reception he would get at home if he should decide at last to visit it again.

(“The Return of The Prodigal”, SS, 542)



1935 

Wolfe effectue un pèlerinage à St Louis, au cours duquel il retrouve la maison qu’occupait la famille en 1904, où mourut Grover.



He feels the way one feels when one comes back, and knows that he should not have come, and when he sees that, after all, King’s Highway is – a street; and St Louis – the enchanted name – a big, hot, common town upon the river, sweltering in wet, dreary heat, and not quite South, and nothing else enough to make it better. (“The Lost Boy”, in THB, 33)


C'est là que Wolfe conçoit The Lost Boy”, nouvelle en quatre parties centrée sur son frère Grover, et le souvenir.



The years dropped off like fallen leaves: the face came back again – the soft dark oval, the dark eyes, the soft brown berry on the neck, the raven hair, all bending down, approaching – the whole appearing to him ghost-wise, intent and instant.

(“The Lost Boy”, in THB, 41)



1936 



Wolfe se trouve à Berlin pendant les Jeux Olympiques. Invité par les autorités nazies à suivre certaines épreuves d’athlétisme depuis la tribune officielle, il indispose, dit-on, le fuhrer, en encourageant bruyamment le sprinter noir américain Jesse Owens.

The green trees along the Kurfürstendamm began to talk: out of the viewless air, concealed and buried in ten thousand trees, a voice spoke to four million people from the Stadium – and for the first time in his life, a Yankee ear had the strange adventure of hearing the familiar terms of track and field translated in the tongue that Goethe used. He would be informed now that the Vorlauf would be run – and now the Zwischenlauf – at length the Endlauf – and the winner: Owens – Oo – Ess – Ah.

(“The Spanish Letter”, SS, 619-620).

Pour Wolfe, l’Allemagne est en quelque sorte une deuxième patrie. Son œuvre y connaît un succès bien plus grand qu’aux États-Unis, et ses rêves de gloire littéraire semblent prendre corps.



He planned to stay all summer, and one summer seemed too short a time to encompass all the beauty, magic, and almost intolerable joy which his life had suddenly become, and which he felt would never fade or tarnish if only he could remain in Germany forever. (…) The German critics outdid each other in singing his praises. (…) He could see the wonder, interest, respect, and friendly envy in the eyes of men, and the frank adoration in the eyes of women. (…) The girls were after him.

(You Can't Go Home Again, 482-483)



Au terme d’une démarche personnelle, Wolfe ne peut que prendre conscience de la triste réalité du nazisme.



He had known wonder in this land, truth and magic in it, sorrow, loneliness, and pain in it. He had known love in it, and for the first time in his life he had tasted there the bright, delusive sacraments of fame. Therefore it was no foreign land to him. It was the other part of his heart’s home, a haunted part of dark desire, a magic domain of fulfillment. It was the dark, lost Helen that had been forever burning in his blood – the dark, lost Helen he had found.

And now it was the dark, found Helen he had lost.

(YCGHA, 543)

1937

 

Le 3 mai, Wolfe retourne à Asheville pour la première fois depuis 1929.



What things are these, what shells and curios of outworn custom, what relics here of old, forgotten time? Festoons of gathered string and twines of thread, and boxes filled with many buttons, and bundles of old letters covered with scrawled and faded writings of the dead, and on a warped old cupboard, shelved with broken and mended crockery, an old wooden clock where Time his fatal, unperturbed measure keeps, while through the night the rats of time and silence gnaw the timbers of the old house of life.

(“The Return of The Prodigal”, SS, 544)



1938



Le 15 septembre, atteint de tuberculose milliaire du cerveau, Wolfe disparaît avant même son trente-huitième anniversaire à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, Maryland. Mort prématurée qui d’une certaine façon lui interdit l’accès à la maturité et le fige dans sa légende.


(…) if I come through this, I hope to God I am a better man, and in some strange way I can't explain, I know I am a deeper and a wiser one. If I get on my feet and out of here, it will be months before I head back, but if I get on my feet, I'll come back.

(Thomas Wolfe to Maxwell Perkins, August 12, 1938, in Elizabeth Nowell, ed., The Letters of Thomas Wolfe. New York: Charles Scribner's Sons, 1956.)



There are some things you’ll never be old enough to know. (OTR, 647)

Ghost, ghost, (…) return not into life, but into magic, where we have never died, into the enchanted wood, where we still lie, strewn on the grass.

(LHA, 401)

















INTRODUCTION




Auteur prolixe, Thomas Wolfe n’a pourtant publié que quatre romans : le premier, initialement intitulé O Lost, fut, à la demande de l’éditeur, raccourci de quelques deux cents pages en vue de la publication et rebaptisé pour l’occasion Look Homeward Angel. D’inspiration essentiellement autobiographique, il relatait les aventures d'Eugène Gant, en qui la plupart des lecteurs reconnurent l’auteur, et de sa famille. Quelques années plus tard, Of Time and The River apporta une suite à ces aventures. Puis deux nouveaux pavés reprirent la saga individuelle et familiale sous une forme un peu plus romancée : The Web and The Rock et You Can’t Go Home Again relatent l’accès à la célébrité de George Webber, surnommé Monk, qui présente lui aussi de grandes ressemblances avec Wolfe lui-même. Plus à l’aise dans la rédaction d’une prose torrentielle que dans les exercices de composition, celui-ci n’accepta jamais que sous la pression de ses éditeurs, Maxwell Perkins puis Edward Aswell, et à contrecœur, d’élaguer ce qu’il avait écrit. C’est pourquoi nous traiterons son œuvre pour ce qu’elle nous paraît être : un récit unique qui coulerait comme un fleuve, la relation indéfiniment reprise d’une seule et même histoire, personnelle, autobiographique et toujours centrée sur l’auteur lui-même.

Nous avons ciblé notre étude sur quelques thèmes quasi obsessionnels qui jalonnent cette œuvre ; l’analyse des champs lexicaux  met en effet à jour des termes récurrents dans la prose de Thomas Wolfe, termes fétiches en quelque sorte. En premier lieu 'lost', très fréquent dans les titres de nouvelles ou romans, O Lost, The Four Lost Men, The House of the Far and Lost, mais aussi 'strange' ou 'stranger', 'ghost' ou 'dark', Dark in the Forest, Strange as Time ou The Dark Messiah étant d’autres titres de novellas. Le quadrillage quasi systématique de l’écriture wolfienne par cet ensemble de termes, centrés sur les notion de perte, d’aliénation, d’éloignement, de disparition ou de deuil, nous a conduit à choisir comme fil d’Ariane de notre lecture le thème du paradis perdu : le développement du mythe d’un âge d’or disparu, d’un univers idyllique à jamais enfui mais dont le souvenir reste vivace, que l'auteur et ses personnages s'efforcent confusément de retrouver. En outre, le premier roman de Wolfe, a été publié sous le titre Look Homeward Angel, emprunt direct fait au Lycidas de Milton, poème élégiaque écrit en 1637 par le maître puritain en hommage à l’un de ses amis mort noyé. La dette de Wolfe envers Milton apparaît encore plus manifeste si l’on se souvient que le second est surtout passé à la postérité grâce à son célèbre poème épique Paradise Lost, qui retrace la lutte dantesque entre les forces de Dieu et celles de Satan. Le narrateur d’Of Time and The River rend d’ailleurs un vibrant hommage au poète puritain : « qualifié de glacial et austère par des ignorants, lui qui a écrit les vers les plus remarquablements empreints de passion terrestre et de magie sensuelle jamais écrits ».1 

Pour évoquer ces notions de paradis perdu et de terre promise, nous nous réfèrerons, en plus des quatre romans de Thomas Wolfe, aux Complete Short Stories, dont de nombreux passages ont été intégralement repris dans les romans ou nouvelles publiés ultérieurement, soit dans leur intégralité, soit après avoir subi quelques retouches. En ce qui concerne les travaux critiques, nous nous réfèrerons essentiellement à deux auteurs dont la compétence et l’autorité en la matière sont largement reconnues : Monique Decaux tout d’abord, auteur d’un ouvrage intitulé La création romanesque chez Thomas Wolfe, approche de type psychanalytique très centrée sur la bipolarité archétypale du masculin et du féminin, et s’inspirant largement des thèses défendues par Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Amélie Moisy d’autre part, auteur d’une thèse de doctorat intitulée Le roman familial dans l’œuvre de Thomas Clayton Wolfe, qui explore les ramifications de la famille au sens large dans l'univers wolfien, et d’un Thomas Wolfe au éditions Belin. En nous appuyant sur la richesse considérable de ces deux thèses, nous tenterons pourtant de trouver un angle d'attaque original, nous éloignant du personnage Wolfe pour nous centrer sur son écriture, qui a été qualifiée de « pyrotechnique verbale »2, et sur l'esthétique qui la sous-tend. En d'autres termes, nous tenterons de définir avec plus de précision en quoi consiste ce génie wolfien, souvent pris pour argent comptant et accepté comme tel.

La critique américaine l'a souligné à juste titre, c'est en priorité le lecteur adolescent qui cède à la fascination qu'exerce Wolfe, et Hugh Holman exprime une position somme toute assez consensuelle lorsqu'il écrit que « beaucoup de ceux qui avaient cru voir en l'œuvre de Wolfe l'expression de l'un des leurs habité d'une inspiration quasi divine, en vinrent en prenant de l'âge à se poser de sérieuses questions ».3 En mettant l'accent sur l'extraordinaire prolixité, le souffle de Wolfe, et la démesure de son personnage, certains de ces critiques américains nous semblent avoir souvent privilégié l'auteur prométhéen, séparant de facto les inconditionnels des délateurs qui, tel l'impitoyable De Voto,4 ont souligné l'incapacité de l'auteur à garantir une unité de ton, éviter de fastidieuses répétitions ou même achever un roman. Mais en soulignant le caractère pathologique du personnage, ces délateurs ne font-ils pas à contrario le jeu de ceux pour qui un Wolfe « normalisé », guéri de ses démons, aurait pu devenir, s'il avait vécu plus longtemps, un des tout premiers représentants de la littérature américaine, ceux-là mêmes qui saluent son dernier roman, You Can't Go Home Again, comme le plus achevé ?

Nous proposerons une démarche légèrement différente, rejoignant le point de vue de ceux pour qui la névrose de Wolfe, ses apparentes faiblesses, restent inséparables de son génie et de son originalité, y-compris dans le choix des thèmes. Une telle position, qui nous conduira à mettre tour à tour en lumière les deux moitiés constitutives de l'auteur, le conquérant d'une part et l'hypersensible de l'autre, le prométhéen et le mélancolique, suppose que celles-ci, bien que disjointes, ne peuvent qu'aller de pair et se trouvent à la source même de son écriture.

À travers le sujet choisi, nous tenterons de faire ressortir dans l’œuvre de Wolfe la cohérence d’un positionnement qu’on pourrait, dans un premier temps, qualifier de romantique ; encore faut-il s’accorder sur le sens de ce mot. La citation de Gilles Deleuze que nous avons placée en exergue de la biographie de Thomas Wolfe dans le but d’en illustrer quelques temps forts, quelques tournants décisifs au caractère éminemment représentatif ou fondateur, vise à dépasser les concepts classiques de réel et d’imaginaire : elle souligne en quoi l’actuel, domaine du pur événementiel, ne saurait à lui seul rendre compte de toute la richesse, de l’épaisseur contenues en certains lieux, gestes, situations ou démarches, révéler quel poids de vie, quelle valeur symbolique ou puissance fondatrice ils contiennent ; car c’est la part de virtuel en eux qui les démultiplie et les enrichit. La coalescence, la scission, le perpétuel échange entre objet actuel et image virtuelle mentionnés dans l’approche deleuzienne  renvoient à une bipolarité fondamentale, essentielle pourrait-on dire, une contradiction/complémen-tarité, ou brisure/suture, qui traverse l’œuvre de Wolfe et met régulièrement l'accent sur une étrange proximité, une sorte d'équivalence entre acquisition et perte. Au terme d’un assez long cheminement à travers cette œuvre, la notion de présence/absence s’est imposée comme centrale. Semblable au manque constitutif du désir, carrefour d’un vide et d’un trop-plein, le paradis perdu s’appréhende autant comme regret de ce qui a (peut-être) existé autrefois, que comme terre promise à (re)découvrir.

Au niveau littéraire, cette notion de présence/absence s’illustrait déjà dans des productions aussi diverses que Le procurateur de Judée, d’Anatole France,5 ou The Dead de James Joyce.6 Dans le roman d'Anatole France, qui évoque les souvenirs de Ponce Pilate au temps où il exerçait ses fonctions en Judée, l’attente du lecteur, tout entière focalisée sur ce que Pilate va dire de Jésus-Christ, se trouve déçue lorsque l’officier romain avoue n’avoir gardé en mémoire personne de ce nom. Dans la nouvelle de Joyce, la relation entre Gabriel et Gretta se construit elle aussi autour de la figure de l’absent, Michael Fury. Jacques Pothier souligne que chez William Faulkner aussi, « le centre de la scène est occupé par un élément vide »7 : « (de) même que les personnages du Bruit et la fureur tournaient autour de l'absence de Caddie, ceux de Tandis que j'agonise ont en commun cette mère agonisante, puis morte ».8 Ineke Bockting décèle ce vide central au cœur même de la personnalité de Joe Christmas, le personnage principal de Light in August, et du texte qui est celui de son expression dans le roman.9 Car en fin de compte, disparition et deuil se font sentir avant tout comme omniprésence d'une absence : « La conséquence de la mort, c'est l'absence et la perte ; cependant, comme le remarqua Mark Twain après le décès inattendu de sa fille Susy, nous n'en prenons Dieu merci pas la pleine mesure ».10

Cette notion de présence/absence suggère une grille d’analyse qui nous a paru féconde. Au niveau philosophique, elle ressort d’une tradition ou approche qualifiée de théologie négative, dont Jacques Derrida trouve l’origine chez deux philosophes grecs, Plotin et Platon, et qui se retrouve chez une longue lignée de penseurs. Dans une conférence faite en anglais à Jérusalem en 1986,11 le philosophe français retrace les origines de la méthode apophatique, selon laquelle l’expression de la transcendance ne peut s’exprimer que par propositions négatives, Dieu par exemple ne pouvant être défini que par ce qu’il n’est pas, et non par ce qu’il est. Mark Taylor explicite ainsi la pensée de Derrida : « Ni transcendant ni immanent, le tout autre trouve son origine dans un passé immémorial, qui, bien que jamais présent, ne cesse de revenir sous la forme d'un futur éblouissant qui jamais ne s'accomplit. La trace de cette étrange altérité hante la tradition théologico-philosophique occidentale – de la khora de Platon au Riss de Heidegger en passant par le tamis d'Eckhart, et bien au-delà ».12

Cette notion de présence/absence est tout à fait centrale à la lecture de Platon que propose Derrida : « L’analogie du Soleil reproduit dans la République le dispositif par lequel le Bien est affirmé dans sa transcendance et en même temps voilé, maintenu dans une position de retrait qui ne laisse cependant aucun doute sur sa réalité et sa puissance ».13 Curieusement, cette vision platonicienne se trouve illustrée de façon presque anodine par la description d'un paysage, tel que le perçoit le narrateur wolfien à la vitre du train qui vient de quitter la ville de Chartres : « A l'extérieur, la pluie avait commencé à s'abattre en longues lignes obliques à travers les champs, et derrière, dans le ciel gris balayé de vent, il y avait une lueur laiteuse là où le soleil aurait dû se trouver, comme s'il s'efforçait de percer les nuages ».14

Faut-il voir en ces lignes une métaphore quasi intuitive ? En tout cas, ce soleil quasi virtuel qui tente de s'affirmer malgré la persistance de la pluie n'est pas sans évoquer le soleil intelligible de Platon, représentation de ce qu’on peut aussi nommer Bien, ou vérité, ou paradis, en un mot divinité. Car les connotations religieuses sont ici évidentes : si le propos est de rechercher dans une réalité contingente et nécessairement imparfaite les vestiges d’une harmonie originelle, la philosophie platonicienne rejoint les mythes classiques fondés sur la notion de perte, Atlantide, Âge d’or certes, mais aussi dépossession du jardin d’Eden et chute telles que les appréhende la Genèse. Thomas Wolfe étant porteur lui aussi de cet esprit, de ce souffle, qui animent les passionnés de quête mystique, il nous a fallu admettre que la dimension religieuse de notre propos était plus importante que nous ne l’avions imaginé. L’écriture du paradis perdu s’attachant à faire ressortir la grandeur du divin pris dans les mailles du contingent, elle cherchera sans cesse à dépasser, transcender ce dernier, elle mettra sans cesse en avant ses lacunes, ses manques, ses insuffisances, non dans une perspective de réalisme social, mais pour en faire obstinément ressortir la beauté toujours incomplète, riche d’une promesse encore et toujours à réaliser, recherchant ainsi sans cesse « l’être à travers l’étant ».

Cette absence qui serait en quelque sorte l’envers, l’image en négatif, de la présence a été mise en avant par la critique littéraire contemporaine, qui a souligné l’importance de l’informulé, réhabilitant le rôle du lecteur dans la gésine d’une œuvre. Wolfgang Iser, théoricien de la mouvance dite de la réception, affirme, dans The Act of Reading, que tout texte est par définition plein de non-dits, criblé de trous qui ne sauraient être comblés que par le lecteur, mettant ainsi l’accent sur le rôle du blanc et de la négation dans la production de sens.


Negation is (…) an active force which stimulates the reader into building up its implicit but unformulated cause as an imaginary object. The blanks arising out of the negation prestructure the contours of this object and also the reader’s attitude toward it, in a sense described by Sartre : “the object as a mental image is a defined deficiency; it denotes itself as a hollow form.” 15


La notion de vide s’avère donc fondamentale, mais dans une perspective fort éloignée de l’absurde existentialiste ou de quelque détresse post-moderne. Vide proche de l’ascèse mystique, qui ne cesse de dessiner les contours d’une terre promise, d’un lieu d’épanouissement, d’abondance et de gratification : « Porté à son terme, le négatif devient positif. L'absence représentée par le Rien équivaut en fait à la plénitude de l'Être ». 16

Dans Passion : transcendance Derrida lecteur du platonisme négatif, Georges Leroux, explicitant la pensée de Derrida concernant théologie négative et apophatisme, met lui aussi en évidence cette brèche centrale, qui ne peut être approchée que par la trace ou le signe.

Le trait tiré par Platon, ce chôrismos qui constitue le principe de toute séparation, ne suffit (donc) pas à ouvrir la blessure. Platon a multiplié les expressions dont il attendait qu’elles permettent au langage de franchir cette brèche immense, et il n’a pas reculé devant les richesses de la trace et du signe, de l’empreinte et des vestiges, montrant partout où cela était possible comment l’être s’imprime dans l’étant, comment la forme se trace dans le sensible et comment la divinité elle-même se fait présente à l’origine dans des sédiments qui gardent sa trace. Mais ces traces, encore une fois, n’ont rien de négatif, si ce n’est l’empreinte en creux, le manque qu’elles exhibent dans le présent et qui renvoie à la pleine majesté qui les a marquées et qui continue de les marquer dans l’écart de la différence. Elles constituent donc à proprement parler une promesse, la promesse de l’eschaton, toujours encore à venir, et de l’ouverture, éternellement réelle et accessible à la pensée qui accepte de s’y préparer, en s’y exerçant par l’ascèse et le souci de la mort. 17

La trace en effet reste porteuse de la divinité qui l’a marquée, et conserve en tant que telle la promesse d’un paradis originel : « Une trace s'est produite. Même si elle n'advient que pour s'effacer, si l'effacement même est constitutif de la trace, il se sera néanmoins produit, même si sa place n'est que dans les cendres »(NT).18

Trace qui se fait donc, en tant que telle, dépositaire d’un ordre, d’une harmonie à retrouver : « L'événement de l'événement, l'histoire, la pensée de quelque chose qui s'est produit, touchant à l'essentiel, d'une révélation, d'un ordre et d'une promesse ».19 Trace qu’il s’agira d’analyser en remettant à jour tous les possibles dont elle est porteuse : « la trace n’est pas permanence, mais expérience d’une disparition ».20

Ce vide qui dessinerait les contours d'une présence disparue, particulièrement perceptible dans l'œuvre de Thomas Wolfe, semble bien en fin de compte être constitutif de toute écriture. Derrida souligne que dans le Timée Platon utilise deux langages, et que l’un des deux multiplie les négations, « avertissements, évasions (échappatoires), détours et tropes, mais dans une perspective de ré-appropriation ».21 Dans un article publié dans TXT, Écrire en marionnette selon Kleist, et repris dans Machine Manifeste, Jacques Sivan soutient que « l’écriture, en tant que mise en pratique du fonctionnement marionnettique, est trace. Trace qui révèle avec une fidélité absolue, une absence, donne à VOIR l’invisible, l’envers du décor en voulant donner l’endroit. (Elle est) figure (…) du mouvement à la recherche d’un centre de gravité qui toujours se déplace ». Tout texte serait donc par définition, en tant que trace, « un agencement de trous, puisque le centre se dérobe toujours » et « voir consiste forcément et uniquement à voir l’absence ».22

Cette approche guidera notre exploration du paradis perdu à travers l’œuvre de Thomas Wolfe. Explorant la trace que constitue son écriture, nous tenterons de soumettre notions et concepts à une double analyse, en nous centrant tour à tour sur la face éclairée et sur la face cachée. Nous aborderons d'abord la notion de temps, articulée en permanence autour de la dualité fondamentale entre être et devenir, et porteuse en tant que telle d'une déchirure intrinsèque. Puis nous étudierons la rencontre auteur-lecteur, en nous demandant ce qui chez Wolfe échappe à Wolfe et le dépasse, ou comment on trouve chez un auteur autre chose, ou plus, que celui-ci n’a mis dans son texte. Nous explorerons ensuite l’univers mythique de l’auteur, le mythe par définition s’enracinant dans l’expérience et la réalité tout en tentant de les transcender ; puis nous entrerons dans l’espace wolfien, espace de l’exil, territoire sans cesse mouvant, toujours rêvé mais jamais possédé. Une étude du désir et de ses étranges détours, ou stratégies paradoxales, à la poursuite de satisfactions souvent bien différentes des objectifs affichés, nous conduira vers les rivages de la mélancolie, qui en renvoyant le malaise ontologique de l’homme à l’impossible harmonie entre âme et corps, remettra au centre la notion de brèche constitutive. Nous terminerons ce périple par l'analyse de quelques passages fondateurs de l'œuvre wolfienne, dans lesquels nous retrouverons cette fuite du signifiant, cette aphasie lorsque le propos se rapproche par trop de l’essentiel. L'exploration de la présence/absence aboutira à la mise à jour d'une déchirure centrale, origine du malaise de l'individu tout autant que de la créativité de l'artiste, faille constitutive autour de laquelle, tel un maelström, le langage tourbillonne et se déploie en tentant de la combler.



Partie 3 :

LE CRISTAL DE LA MÉLANCOLIE



« Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas. »

Baudelaire, Le Spleen de Paris, Any where out of the World, p.117



Cette incursion dans la vie et l’œuvre de l’auteur a tenté de mettre à jour un espace composite, actuel et virtuel en même temps, qui approche en creux les rivages de la terre promise tout en en cernant cet envers nécessaire qu’est le paradis perdu. Cet espace dessine les contours d’une incomplétude essentielle, d’une insatisfaction quasi viscérale que seule la création littéraire semble en mesure d’apaiser. De nombreuses recherches sur la mélancolie (effectuées par la psychiatrie phénoménologique) ont souligné ce mélange de trop-plein et de vide intérieurs, qui allient hyperactivité et sentiment de pétrification. Thomas Wolfe, qui lisait l'Anatomie de la mélancolie de Burton, et se reconnaissait dans la description du paranoïaque,23 peut être considéré comme un artiste mélancolique, héritier en cela d’une longue tradition qui plonge ses racines dans l’antiquité grecque et se développe jusqu’à l’époque actuelle, en passant par l’acedia des moines au Moyen Âge, l’amour courtois et les poètes romantiques.

Dès le premier siècle avant Jésus-Christ, la théorie des humeurs fut développée en Grèce par Hippocrate. Selon lui, l’organisme humain contient quatre humeurs, sang, lymphe, bile jaune et bile noire, toute production excessive de l’une d’elle aux dépens des trois autres déterminant un tempérament. L’individu peut ainsi être qualifié de sanguin dans le cas où c’est l’humeur du sang qui prédomine, flegmatique si c’est celle de la lymphe, colérique s’il se trouve placé sous le signe de la bile jaune ou mélancolique dans le cas d’un excès de bile noire. L’originalité de la mélancolie est qu’elle se trouve, plus que les autres humeurs, associée à un désordre de l’âme aussi bien que du corps, et qu’une longue tradition culturelle affirme une forte propension des mélancoliques à la créativité artistique.

Nous aborderons dans un premier temps la notion de dédoublement, ou fracture, de la personnalité, qui, prenant racine dans une vision de l'individu fondée sur la dualité du corps et de l'esprit, apparaît comme caractéristique de la littérature sudiste. Cette fracture entraîne l'auteur dans une exacerbation des pulsions instinctuelles, une frénésie de possession développée jusqu'à la nausée, et suggère un univers de prédation articulé autour de la dévoration. Vision qui pourtant sécrète son antithèse, la glorification du fantasme pur, et ouvre la porte d'un univers créateur où se déploie la stratégie mélancolique, largement explorée par Jean Clair et Giorgio Agamben. Après avoir analysé les mécanismes de cette stratégie à l'œuvre chez Thomas Wolfe, nous tenterons de déterminer dans quelle mesure elle influence ses choix d'écrivain, débouchant par exemple sur une valorisation délibérée de l'illusion face à ce qui se donne pour réalité.

        1. CHAPITRE 1 : LA FRACTURE DU MOI



Les symptômes de la mélancolie étant multiformes, il n’est pas toujours aisé d’en déceler la trace ; on peut cependant avancer qu’elle reflète le malaise ontologique de l’homme, qui, à la fois âme et corps, s’efforce de concilier réalités biologiques et aspirations idéelles. « La mélancolie a révélé l'homme comme être complexe, âme et corps, qui souffre de cet assemblage »,24 écrit Jackie Pigeaud dans son ouvrage Melancholia, et selon Noga Arikha :

Nous vivons nos vies en oubliant que nous sommes des créatures incarnées, et mortelles. La mélancolie serait alors une manifestation du désir d'une unité qui préexiste à la conscience– soit une aggravation de la peur de la mort qui vient avec la reconnaissance de l'incarnation, ou un refus de cette vérité, un désir de la surmonter. 25



En ce sens, la mélancolie renvoie à cette brisure constitutive que nous avons décelée chez Thomas Wolfe, et qui, selon Yves Bonnefoy, naît de la « fracture entre ce qui existe et la pensée conceptuelle qui veut (…) le représenter », et apparaît en tant que telle comme « une des conséquences de cette civilisation de la chose perçue (…) avec perte de sa présence ».26 Il en résulte une forte sensation de manque, particulièrement marquée chez Wolfe, qui, selon Amélie Moisy, « reste, encore et toujours, quelqu'un à qui il manque quelque chose »(EI, 263), quelqu'un dont les «cycles et (...) polarités débouchent sur un manque de sens si on ne prend pas le manque comme valeur fondamentale »(EI, 461). Nous nous proposons justement de partir de ce vide central qui, pour revenir à l'analyse de Bonnefoy, se creuse à partir de l'opposition quasi irréconciliable entre d'un côté le monde de la finitude, qui est celui de la contingence, du contact avec l’objet sous forme de sensation immédiate, et de l'autre l’univers du concept, où fleurissent rêves et fantasmes, et qui invariablement tend à déborder les frontières de cette intimité première. Il en découle une perturbation de la relation à l'espace, l'univers du mélancolique étant, selon la formule de Jean Starobinski, « l'espace sans orient », et surtout au temps : « la mélancolie doit être comprise, dans son essence, comme une modification intervenant dans la structure de l'objectivité temporelle. Incapable d'effectuer l'acte “protensif” qui le lie à un futur, le mélancolique voit s'effondrer le fondement même de son présent ».27 Il ne faut pas oublier que les mélancoliques furent longtemps qualifiés d'enfants de Saturne, c'est-à-dire d'enfants dévorés par leur père le temps, Saturne étant dans la mythologie romaine le pendant du Chronos grec. Selon Bonnefoy, il résulte de la fracture mentionnée plus haut que « (notre) condition est l’exil »(14).  Ce que nous avons écrit sur les notions de terre promise, d’errance et de paradis perdu montre assez à quel point la problématique est centrale chez Wolfe. Nous tenterons d’éclairer les origines de sa névrose créatrice en retournant d’abord vers le Sud, puis nous efforcerons de voir en quoi la posture mélancolique a déterminé son rapport au monde jusqu’à devenir une véritable stratégie.

A. CODE de L’HONNEUR et SENS du PÉCHÉ


Le Sud est un lieu où la notion d’honneur joue un rôle déterminant dans l’édification de la personnalité. Le comportement d’un homme respectable s’y détermine largement par rapport à un code tacite de chevalerie inspiré de Moyen Âge, et il ne fait pas de doute que les valeurs, réelles ou supposées, de ce microcosme, laissent de profondes traces dans l’imaginaire de ses sujets.

Cela est particulièrement visible chez le jeune Eugène : ses rapports avec les jeunes filles, ou les femmes, car une préférence personnelle l’oriente dès le départ vers des partenaires plus âgées que lui, se rangent immédiatement sous le blason de l’amour courtois. Avec Mrs Selborne, séduisante pensionnaire de Dixieland, Eugène se projette sous les traits du preux chevalier secourant sa dame en détresse : « Il se rêvait en héros rédempteur, qui la sauvait en un moment de grand danger ».28 Dans ses rêveries de jeune Dom Juan, il vise à la noblesse d’une attitude chevaleresque par le renoncement à la satisfaction du désir charnel, bien conscient que son prestige se trouvera rehaussé d’un tel détachement : « Et comme, dans la lumière filtrée, elle s'avançait vers lui pleine de désir dans la fourrure seyante de sa robe de velours noir, il dénouait doucement l'étreinte de ses bras potelés qui s'agrippaient à son cou, repoussait les courbes fermes du corps qui se collait au sien comme de la glu ».29

Une vision aussi idéaliste s’accommode mal, c’est certain, des désirs insistants de l’adolescence, et Eugène, qui tend à idolâtrer Margaret, sa maîtresse d’école, est appelé pour ne pas la décevoir à dissimuler certains aspects de sa personnalité, et donc à lui présenter une image corrigée de lui-même. C’est en tout cas ce que laisse supposer l’extrait suivant.


Margaret Leonard (…) thought she ‘knew boys’ (…). In fact, however, she had little knowledge of them. She would have been stricken with horror if she could have known the wild confusion of adolescence, the sexual nightmares of puberty, the grief, the fear, the shame in which a boy broods over the dark world of his desire. (LHA, 299)


Monique Nathan souligne la contradiction inhérente à la personnalité sudiste, le grand écart entre code puritain restrictif et tentation de s’abandonner à une sensualité qui semble sourdre de la nature même.


(…) ce puritanisme traditionnel (est) d’autant plus exigeant que, dans le Sud, il va de pair avec un hédonisme assez sensuel. En face des impératifs d’un code moral et religieux légué par la plus stricte des traditions, la chaleur du soleil, la beauté des nuits et des femmes, tout un monde physique riche de sensations suggère dans des esprits préparés, avant même d’éclore, le sens du péché. (FLM, 88)


Chez William Faulkner, contemporain sudiste de Wolfe, la pulsion sexuelle apparaît menaçante, élément perturbant et déstabilisateur prêt à balayer les fragiles équilibres, les compromis laborieusement mis en place. Ainsi que le souligne Roger Asselineau, « (…) tout ce qui concerne la chair lui répugne. Mais son dégoût n’a-t-il pas aussi des raisons religieuses ? n’est-ce pas la conséquence du fait que la chair porte la marque du péché originel (…) ? La nature humaine est profondément corrompue et c’est notre chair qui est le siège de cette corruption. (…) Le complément, le corollaire de cette condamnation du corps et des appétits charnels est un certain idéalisme chrétien qui affirme au contraire la pureté de l’âme ».30 

Il ne fait aucun doute que, dans le Sud traditionaliste plus encore que dans les reste des États-Unis, la virginité des jeunes filles, condition sine qua non pour faire un bon mariage, se trouvait élevée au rang de valeur de société, rejaillissant sur l’honorabilité des familles et débouchant sur la division de l’univers féminin en deux catégories, les femmes respectables et les filles perdues. Dans Le bruit et la fureur, l’obsession morbide de Quentin Compson pour la virginité de sa sœur Caddy, « précaire gardienne de cette notion de l'honneur familial des Compson, défendu de façon bien aléatoire et provisoire par la fragile membrane de son hymen »,31 imprègne largement la section deux du roman.

Dans LHA, on constate qu'Eugène attache à la défloration des connotations tout aussi négatives. Lorsque Louise, jeune serveuse qui l’attire fortement, lui annonce au moment décisif qu’elle n’a encore jamais fait l’amour, il s’écrie : « Je ne serai pas le premier. Ce n'est pas moi qui te commencerai. Je n'ai jamais défloré une fille, bredouilla-t-il, vaguement conscient d'énoncer une doctrine de chevalerie bien établie. Je suis peut-être un sale type, mais personne ne peut dire que j'ai déjà fait ça ».32

Ce code de l’honneur est largement partagé par les camarades d'Eugène. L’un d’entre eux soulignant que Louise, loin d’être vierge comme il le pense, a déjà un enfant, ils semblent tous d’accord sur le sort que l’on devrait réserver à celui qui l’a engrossée avant de disparaître : « (C'est) un voyageur de commerce qui lui a fait ça. Après il a fichu le camp. - (…) Sans l'épouser ni rien ? - (…) (On) devrait fusiller les hommes qui font des choses comme ça ».33


B. LE CHEVALIER POURFENDU



La fêlure entre désir et sentiment marque obstinément les relations du héros avec les femmes. L’attirance sexuelle, perçue comme dégradante, arrache le prétendant des cimes où il s’est élevé pour le faire plonger dans la culpabilité. Pris dans le tourbillon de sa passion pour Laura James, ébloui par la lumière d’une idylle naissante, Eugène s’efforce longtemps de maîtriser son propre désir : « Son parfum lui monta à la tête comme une vapeur enivrante. Le contact de son corps répandit dans ses membres un feu magique ; il sentit ses petits seins, ardents et souples, se serrer contre lui et avec une certaine angoisse – comme s'il l'avait déshonorée – monta en lui le souvenir écœurant de sa propre impureté ».34 La même scène sera rejouée avec Irene Mallard, qui évolue dans une sphère aussi haute, aussi éthérée que Laura, même si l’attirance est moins forte, la relation moins déterminante. Comme Laura, Eugène la voit au-dessus de lui, - “too high for his passion”(LHA, 417). Le complexe d’infériorité qu’il développe se dissimule sous les apparences d’un respect proche de l’idolâtrie, et débouche sur une sorte de paralysie devant le corps de la femme : « elle lui prit la main, la garda entre les siennes, si fraîches, jusqu'à ce qu'il se fût un peu calmé. Mais cela ne le rapprocha pas d'elle : tant de grâce le tenait en respect, l'effrayait, même. Comme Laura James, elle paraissait trop supérieure à son amour. Sa chair lui faisait peur ».35

Plus tard, devenu adulte, il éprouvera la même sensation auprès d’Ann, respectable représentante de la bourgeoisie bostonienne, au cours d’une aventure relatée fort longuement dans OTR :


(…) all the time that he kept kissing her and hugging her to him with a clumsy, crushing grip, he wanted her more than he had ever wanted any woman in his life, and at the same time he felt a horrible profanity in his touch, as if he were violating a Vestal virgin, trying to rape a nun.”

(…) “It may have come from an intrinsic nobility and grandeur in her person and in her character that made physical familiarity almost unthinkable.

(OTR, 745)


On l’aura compris, c’est ailleurs que l’adolescent s’abandonne à ses pulsions, auprès de femmes qu’il ne respecte pas. Melle Brown est une prostituée occasionnelle qu'Eugène récompense de ses services au moyen de différents objets, en particulier les médailles que lui ont valu ses brillants résultats scolaires. La relation de la vie amoureuse et sexuelle du héros à travers les multiples pages de LHA ou OTR confirme une telle dichotomie dans son comportement. On est frappé de constater à quel point les scènes d’amour véritable, celles qui ébranlent son affectivité en le poussant vers les sommets de l’exaltation, demeurent le plus souvent platoniques, au sens familier du terme, terminées quelquefois par un simple baiser « romantique », alors que le désir brut, animal, l’entraîne dans le dédale des lieux mal famés. Une scène étonnante d’OTR relate la découverte quasi fantastique d’une sorte de quartier rouge de ville américaine, directement depuis la vitre du train, comme au théâtre : « Le train se mit en mouvement et immédiatement ils passèrent devant une rangée de vieilles maisons de passe en bois délabré qui bordait les rails ; les volets étaient étroitement clos sur les fenêtres, mais à travers ces volets on voyait rougeoyer de fascinantes raies de lumière, et derrière les portes ouvertes brûlaient de petites lueurs rouges ».36 La scène semble marquer un tournant dans la vie d'Eugène. Si forte est sa fascination à la vue de ce quartier qu’il en deviendra un habitué.


That urge held and drew him with a magnetic power. Eight times that spring he made that wild journey of impulse and desire up the river. Eight times in darkness over pounding wheel and rod, he saw the wild and secret continent of night, the nocturnal sweep and flow of the old river, and felt the swelling of the old, impossible and savage joy within him. (OTR, 479)


Ainsi se met en place un mode de fonctionnement, qui verra le personnage se partager entre exaltation passionnelle pour les femmes pures, respectables, et flambées de débauche animale –  “nights of debauchery” - auprès des professionnelles. Cette posture, héritée en droite ligne de l’Angleterre victorienne, a été brocardée dans la deuxième moitié du XXeme siècle par les auteurs dits féministes, en particulier Benoite et Flora Groult dans leur ouvrage intitulé Ainsi soit-elle. Mais Wolfe, qui écrit en une époque bien antérieure, semble partager la vision traditionnelle, largement répandue dans le Sud historique : l’homme lui apparaît comme un être double, écartelé entre besoin physique et soif d’idéal, entre corps et âme. Cela est exprimé en termes particulièrement violents et crus dans une nouvelle intitulée Dark in the Forest, Strange as Time.


He carried all within himself, the slow gluttony and lust of the unsated swine, as well as the haunting, strange, and powerful music of the soul.

He knew the hatred and revulsion from the never-sated beast – the beast with the swine-face and the quenchless thirst, the never-ending hunger, the thick, slow, rending hand that fumbled with a brutal, smouldering, and unsated lust. And he hated that great beast with the hate of hell and murder because he felt and knew it in himself and was himself the prey of its rending, quenchless, and obscene desires. (SS, 172)


La dichotomie entre chair et esprit, entre désir et rêve, le dédoublement de la personnalité, sont poussés ici à un point extrême, quasi caricatural, qui peut faire songer au vicomte pourfendu, ce personnage d’Italo Calvino coupé net en deux moitiés totalement symétriques par un boulet de canon, moitiés qui poursuivront leur existence indépendamment l’une de l’autre, respectivement dénommées le bon et l’infortuné, et qui, à la suite d’un duel spectaculaire, seront finalement ressoudées par les chirurgiens. Chez Wolfe, la fêlure se retrouve au niveau même du langage utilisé. À la fin d’OTR, une scène surprenante et quelque peu amusante montre comment Eugène, devenu adulte, tente d’érotiser, à travers les termes ou images dont il fleurit son discours, la relation à peine ébauchée avec Ann.


- but I love you!… Oh, you big, dumb, beautiful Boston bitch’, he panted amorously, ‘just turn your face to me – and look at me – and by God! I will! I will! (…) Oh, by God, I’ll thaw you out, I’ll melt your ice, my girl – by God, I’ll open you! (…) – oh you fertile, dumb, unplowed plantation of a woman – but I’ll plant you!’ (746)

Les mécanismes de ce type de comportement sont bien connus, les conséquences de l’éducation puritaine ayant été largement mis en lumière par la psychanalyse. Le royaume imaginaire, sorte de revers de la médaille à la pulsion sexuelle, se développe en marge du désir, réfutant l’aspect charnel, et donc provisoire, de celui-ci, pour affirmer l’idéal de pureté, symbolisé pour Wolfe par l’âme germanique de l’homme, - “(the) Germanic soul of man.”(SS, 173). L’une des qualités de l’écriture wolfienne est de présenter, avec une certaine naïveté mais non sans humour, l’aveuglement de son héros ; car il ne fait pas de doute que le code de l’honneur du chevalier pourfendu le rend particulièrement vulnérable à la manipulation. Sa glorification « virile » de la sexualité, si elle lui donne facilement des allures et un vocabulaire machistes, cache mal une crédulité qui le transforme en proie facile pour les « vierges du Sud ».


(…) the drawling virgins of the South filled summer porches. They were sudden and long in their heat, skilled in the uses of the easy kiss, the silken leg; erotically rhythmic to all the crawling titillation of the twiddled tit, the wet plunges of the forefinger. They had long juicy tongues most fit for filling up a kissing mouth, and the perfume of their bodies was like magnolia and guava. But they were virgins by every shotgun code of morals. The little birds that nestle in their beds of moss have ruffled plumage but few broken wings. (OL, 286)



Nous avons mentionné que Louise, considérée par Eugène comme une vierge de dix-huit ans, en a vingt-et-un et a déjà un enfant. Il en va de même avec Laura James, dont il se refuse à admettre qu’elle a cinq ans de plus que lui, et ne peut bien sûr soupçonner qu’elle est déjà fiancée ; leur histoire d’amour et tous les rêves d'Eugène ne flamberont que le temps d’un été, avant qu’elle ne se rende à Norfolk pour s’y marier. Il y a dans le Sud, dans l’hypocrisie de ses codes et la fausseté de ses idéaux, comme une tache, une perte d’innocence qui est comme le pendant de la souillure sociale que fut l’esclavage, avec son cortège d’abominations. Eugène songe avec ironie à l’absurdité qui poussa ses ancêtres à s’enrôler dans les armées sudistes pour défendre une cause qui n’était pas la leur : « Eugène songea à la merveilleuse institution de l'esclavage humain, que ses ancêtres maternels, sans esclaves, avaient si vaillamment contribué à maintenir ».37 Il perçoit dans quel piège les entraîna leur code de bravoure et de chevalerie : « Le montagnard aux accents de voix traînants et le métayer s'étaient battus jusqu'à la mort pour conserver les esclaves qu'ils n'avaient jamais eus – laissant derrière eux un mythe de grandeur et de chevalerie supplémentaire à la disposition de ces trois charlatans zélés et protéiformes que sont le général, le sénateur et la dame ».38

Pourtant, en dépit de sa lucidité, il n’est en rien différent d’eux et fonctionne de la même manière ; lui aussi est prêt à se lever pour la défense de la liberté après l’attaque des armées allemandes en 1914. Voici en quels termes sont décrits les professeurs de l’école Leonard apprenant que les « Huns » sont aux portes de Paris : « Ils planaient sur les ailes d'une extravagante illusion ; ils avaient bu à la coupe empoisonnée, ils étaient ivres sous l'effet d'une grande et fausse vision d'une Arcadie encore à découvrir. Ils avaient senti le baiser de Satan sur leurs lèvres, et, exaltés, étaient prêts à verser leur sang dans cette guerre sainte ».39 Non sans ironie, le narrateur s’inclut dans cette flambée de bons sentiments ; nourri des lectures de Margaret, qui l’ont convaincu que c’est la survie même de la langue anglaise - “the preservation of Chaucer and John Keats”(311), et la défense de la civilisation qui sont en jeu, il est prêt lui aussi à verser son sang : « Pour la première fois lui apparut le charme romantique de la mutilation. Il brûlait de recevoir cette distinction subtile qui ne s'obtient qu'au prix d'une jambe de bois, un nez refait ou la cicatrice brune d'une balle sur la tempe ».40

Bien que dans un contexte fort différent, c’est un état d’esprit foncièrement semblable qui prévaut une vingtaine d’années plus tard, au cours de son voyage dans l’Allemagne nazie de 1936. L’auteur raconte avec une certaine naïveté comment il est fasciné par les bannières médiévales que déploient les autorités aux portes du stade olympique de Berlin : « Tout cela était tellement indissociable du mois de mai, des marronniers d'Inde, des grands cafés de la Kurfürstendamm, de l'excellente humeur des vacanciers, que même si l'impression générale n'était pas bonne alors, tout cela ne paraissait pas pour autant sinistre ou mauvais ».41 Son imaginaire s’en trouve ébranlé, alors qu’intellectuellement il a manifestement pris toute la mesure du régime en place et de sa nature répressive.


The town was a thrilling pageantry of royal banners (…) such as might have graced the battle tent of some great emperor. It was a thrilling tournament of color that caught the throat, and that in its massed splendor, and grand dignity, made all the gaudy decorations of our own Worlds’ Fairs, inaugurations, great parades, look like a scheme of shoddy carnivals in comparison. (SS, 619)


Par son écriture, Thomas Wolfe nous fait partager cette manipulation de l’être humain, pris dans les rets du sentiment ou du mythe qui, opérant hors du chenal de la raison, anesthésient chez lui tout esprit critique. C’est cela aussi l’héritage du Sud ; voici comment, avec le recul du temps, Eugène jugera les sudistes :


Years later, (…) when their cheap mythology, their legend of the charm of their manner, the aristocratic culture of their lives, (…) made him writhe – when he could think of no return to their life and its swarming superstition without weariness and horror, so great was his fear of the legend (…) that he still pretended the most fanatic devotion to them. (LHA, 155)



Certes il s’est arraché au microcosme, dont les représentants, avec leurs manières, leurs discours et leur suffisance, lui sont devenus insupportables jusqu’à la nausée. Mais il reste subjugué par la légende et le mythe, qui continuent de mordre sur son imaginaire, et ne manque pas de définir sa propre vie selon les mêmes critères, dans les mêmes termes qu'il applique au Sud, ainsi que le révèlent ses carnets : « les légendes de pacotille de ma vie, ses splendides souillures ».42 Nous voici au cœur du problème : les vierges du Sud ont beau être d’hypocrites provocatrices, leur beauté, leur pureté, toutes d’artifice, elles n’en continuent pas moins de séduire le héros. Le code de l’honneur en vigueur dans le Sud a beau être faux, il n’en cesse pas pour autant d'opérer. La raison, la lucidité, ont beau dénoncer l’absurdité de ces valeurs, celles-ci gardent, à travers le souvenir idéalisé de la jeunesse, une forte emprise sur Eugène, qui ne parvient pas à s’en délivrer.




CHAPITRE 2 : LA POSSESSION / DÉVORATION



A. La faim et l'amour carnassier



La dichotomie entre pulsions du corps et exigences de l’âme qui caractérise l’attitude mélancolique débouche sur un comportement erratique, caractérisé par des phases d’extrême agitation, apparemment sans but, entrecoupées de périodes d’abattement. Thomas Wolfe montre ces tendances cyclothymiques, ou bipolaires, à l’œuvre chez George Webber.


He had no heart or interest in (his work) any more. He now hated and was ashamed of it. (…) He put it away in trunks and boxes, he piled it in tottering heaps upon his bookshelves, and the sight of it filled his heart with weariness and horror.

(…) And yet, marvelously, incredibly, within a day or two his heart would waken into hope again, his life grow green with April. An impulse to new labor would surge up in him triumphantly once more, and he would plunge with furious joy into the forge-fires of creation. Then he would work day and night.

(WR, 492-93)



Il ne fait guère de doute qu’il y ait là de la part de l’auteur une confession personnelle. Dans une lettre adressée à Margaret Roberts, il souligne le caractère héréditaire de ce qu'on pourrait appeler patrimoine génétique, et les dangers inhérents à celui-ci43 : «Dans ma famille, nous avons pour la plupart hérité de nerfs à vif, d'une intensité passionnée et d'une introversion morbide – si on les utilise à bon escient ces choses peuvent nous être utiles ; si on y cède , elles provoquent notre ruine ».44

La difficulté à dominer les réactions extrêmes d’un système nerveux prompt à sur-réagir aux stimulations extérieures débouche sur un état d’agitation permanente que Wolfe caractérise d’un mot : hunger, une faim qui peut selon le cas se transformer aussi en « fureur, ressentiment, frénésie, malheur » - “fury, resentment, frenzy, unhappiness.” Cette faim dévorante l’entraîne en une quête effrénée qui ne lui laisse aucun repos. Wolfe et ses personnages sont prêts à se jeter à corps perdu dans une consommation exacerbée, afin d’explorer toutes les pistes, de réaliser tous les possibles dont il se sentent porteurs et par là même épuiser en quelque sorte leurs pulsions. Poussant une telle attitude au paroxysme, au comble de l’extravagance, ils réalisent des listes de livres à lire, de pays à visiter, de femmes à rencontrer. Le chapitre XIV de OTR contient ainsi d’étonnantes confessions dont le caractère autobiographique semble avéré.



He had spells and rhymes of magic numbers which would enable him, he thought, to read all of the million books in the great library. This was a furious obsession with him all the time. And there were other spells and rhymes which would enable him to know the lives of 50,000,000 people, to visit every country in the world, to know a hundred languages, possess 10,000 lovely women, and yet have one he loved and honored above all, who would be true and beautiful and faithful to him. (OTR, 171)



Plus que fantaisie d’adolescent, à laquelle donnerait crédit la naïveté du propos, il y a là une pulsion quasi incontrôlable dont le narrateur souligne l’impérieuse nécessité : « Puis je me mettais à penser à l'état du Kansas, du Wyoming, du Colorado, ou quelque autre endroit où je n'étais jamais allé, et il me devenait impossible de dormir, je me retournais dans mon lit, déchirais les draps, me levais et fumais, faisais les quatre cent pas dans la chambre. Je ressentais le désir irrésistible d'aller voir ces endroits ».45

Ce besoin de possession s'illustre particulièrement à travers le goût marqué de l'auteur et de ses personnages pour la bonne chère, attitude qui semble avoir été une des constantes de la famille Wolfe, du côté masculin en tout cas. L'obsession de la nourriture transparaît à travers les description suggestives et détaillées que fait l'auteur d'aliments et repas multiples. Plus surprenante est l'assimilation de l'érotisme à une sorte de cannibalisme : la plupart des métaphores narratives laissent penser que c’est bel et bien de dévorer le partenaire, qu’il s’agit. Voici en quels termes le personnage masculin anonyme de la nouvelle intitulée April, Late April s’adresse à sa compagne : « Puis-je te dévorer, ma douce ? Puis-je te faire griller, rôtir, cuire à l'étouffée, te manger avec un peu de persil doré dans une sauce au beurre ? Puis-je nourrir ma vie de ta riche fleur, t'absorber, te manger, te digérer, t'avoir dans mon cerveau, mon cœur, mon pouls et mon sang à jamais ? »46 Ce flot de tendres questions semble déclenché par l’odeur appétissante du repas, - “the glorious smell of the food”(330), que la jeune fille s’est mise en demeure de préparer pour lui. Cette assimilation des plaisirs de l’amour à ceux de la nourriture n’a pas bien entendu échappé aux critiques de Wolfe ; ainsi Richard Chase écrit-il dans son introduction à The Web and The Rock :


    We never see Esther in bed or with her clothes in disarray. We are not entirely satisfied with a hero who rants to his mistress but never whispers and who seems never to speak of her bodily parts except to compare them with some article of food; sometimes we can’t tell whether he is going to bed with Esther or sitting down to a particularly appetizing banquet. 47

L’amour de George pour Esther est placé sous le signe de cet envahissement charnel de tout son être, de cette prise de possession physique qui débouche sur une sensation de totale dépendance : « Elle avait franchi les portes de son sang, imprégné tous les tissus de sa chair, pénétré les circonvolutions de son cerveau, et elle habitait maintenant sa chair, son sang, sa vie, telle un esprit subtil et puissant qui jamais ne pourrait être chassé».48 De façon assez surprenante, George, lorsqu’il succombe à la violence de ces associations, serre Esther dans ses bras et s’écrie sans la moindre pudeur : “Food! Food! Food!”

Cette vision de la dévoration, qui correspond à un besoin vital mais se transforme bientôt en pulsion irrépressible et cauchemardesque, est une des manifestations de la névrose wolfienne. « Dans l’un de ses cauchemars étranges, il voit ‘des fleuves de vin à boire, des bœufs entiers rôtissant à la broche… la chair luxuriante de grandes femmes blondes, l’orgie bestiale de cet énorme ventre qui dévore tout sans être jamais rassasié' ». Le caractère pathologique d’une telle posture ne fait guère de doute ; Gérard Mendel, cité par Monique Decaux, souligne que « l’angoisse à ce stade est celle de détruire complètement l’objet et corrélativement d’être entièrement détruit par lui. C’est une angoisse de mort ». Monique Decaux décèle même chez le héros wolfien des « tendances sadiques : il ressent ‘le désir cannibalesque de manger la mère’, et par extension, la femme aimée, la terre entière, de la détruire, » (ce qui correspond à une « vision véritablement paranoïaque) ».49

Dans The Web and the Rock, Esther, s’adressant à Eugène, relève chez lui des tendances symboliques à l’auto cannibalisme : « Faudra-t-il toujours que tu dévores ta chair comme un fou furieux ?»50 Cela semble conforter l'idée que Wolfe n'avait pas réussi à trouver une relation apaisée à sa mère. Selon Jean Clair, «(les) accusations que le mélancolique incessamment se porte sont l'expression d'une dévoration de soi-même dont la signification est celle d'un deuil impossible. L'omophagie, la dévoration de l'objet d'amour, est, disait Claude Lévi-Strauss, un inceste ».51 Une telle attitude débouche sur des postures d'autodestruction, et George Webber, se remémorant quelques-uns de ses comportements d'automutilation, « la vieille furie qui le poussait à battre l'air et ensanglanter ses jointures à force de frapper le mur »,52 en vient à la conclusion que la plupart de ses tourments ont été en fait infligés par lui-même, et reconnaît la puissance de son instinct de mort : « Peut-être, bien qu'il ne le sût pas, y avait-il en lui des tendances destructrices aussi, car ce qu'il aimait et parvenait à saisir, il le serrait jusqu'à le vider de sa substance, et il ne pouvait en être autrement ».53




B. Le devenir-loup54


De même que la notion de faim, celle de dévoration semble représenter de façon essentielle le rapport de Wolfe au monde entier, acquerrant chez lui une dimension quasiment cosmique. En définitive, c'est bel et bien l'univers qu'il s'agit de dévorer, - “devour the earth” : « Il savait que sa faim pourrait dévorer la terre, son œil et son cerveau avaler la vision de dix mille rues, dix millions de visages, il savait qu'il aurait raison d'eux tous un jour ».55 Selon Wolfe, l'artiste est un homme « affamé de vie, glouton d'éternité, prêt à tout pour posséder et capturer la beauté ».56

Car dévorer, c'est prendre possession de ce que l'on mange, remporter la victoire, et face à une telle attitude on peut se demander si, de même que le capitaine Achab a dans Moby Dick un devenir-baleine,57 Wolfe n'aurait pas pour sa part un devenir-loup. On sait que le grand-père de Thomas, originairement nommé Wolf, fit ajouter un e à son nom pour rendre celui-ci plus acceptable, et on ne peut s'empêcher de remarquer que Gant, nom des héros de LHA et OTR, ressemble beaucoup à “gaunt,” c'est-à-dire maigre et décharné comme un loup. Au Moyen Âge en Europe, de nombreuses personnes furent jugées, et souvent condamnées au bûcher, pour lycanthropie, ou folie louvière. Il arrivait même qu'on les écorche afin de rechercher d'éventuels poils de loup sur la face interne de leur peau ; or on sait que les mélancoliques sont couramment affectés de maladies de peau. De furieuses démangeaisons apparues soudainement sur sa nuque signent aux yeux d'Eugène une appartenance quasi consubstantielle à la famille de sa mère : « Cette année-là était apparue sur sa nuque une petite formation eczémateuse, signe de sa parenté avec les Pentland ».58

Pour rester dans le catalogue des particularités ou idiosyncrasies, une scène érotique de O Lost au cours de laquelle Eugène rencontre à bord d'un bateau la femme d'un officier de marine révèle chez lui de violents fantasmes de morsure et de griffure : « Il planta les dents dans le gras de son épaule, il serra de ses doigts la chair de son ventre ondulant jusqu'à la faire crier et il mordit la colonne évasée de ses cuisses ».59 Lorsqu'Eugène s’adonne à la lecture, c'est avec une avidité de loup qu'il le fait, - “(reading) wolfishly”(LHA, 227). Un autre élément qui peut évoquer chez Thomas Wolfe la notion de devenir-loup est son célèbre cri de chèvre, - “goat cry.” Ovide écrivait dans ses Métamorphoses à propos de l'homme-loup : « Terrifié il fuit et ayant trouvé le silence de la campagne il hurle et c'est en vain qu'il essaie de parler ; sa bouche rassemble la rage qui sort de lui ».60 Chez Wolfe il semble que ce cri de chèvre trahisse le besoin désespéré d'exprimer l'indicible, de dire ce qui pour toujours échappe ; tel un cri primal, il apparaît comme dernier recours, tentative désespérée de ramener à lui le monde perdu, sorte de preuve vivante qu’il reste fidèle à lui-même.


And in it was the memory of all things far and fleeting and forever lost, which had gone the moment he had seen them, and which, with a heart of fire and an intolerable wild regret, he had wished to hold and fix forever in his life. (…) And now that he no longer felt the impulse of this savage and incontrolable cry, it really seemed to him that he had lost out of his life and spirit something precious and incalculable. (WR, 650) 61



Ces considérations rappellent que le mélancolique possède une double personnalité : l'être extérieur dissimule un être intérieur qui l'habite et peut à tout moment jaillir sur le devant de la scène. « L'homme intérieur peut se ratatiner, s'éloigner de l'homme extérieur, se déformer, prendre de la force, s'imposer, faire irruption, prendre des formes multiples, réaliser des métamorphoses ».62




Le devenir-loup


En 1938, en visite dans les grands parcs de l'Ouest américain, Thomas Wolfe apparaît dans un de ses rôles favoris, celui de l'amuseur public. L'attitude qu'il adopte par rapport à la pancarte (en haut, à gauche) suggère une question fondamentale : est-il l'être humain spectateur/voyeur ou l'animal contemplé/redouté, à savoir l'ours lui-même ? Le faciès de l'écrivain (en haut à droite), peut suggérer un autre prédateur, le loup, qui trouve son aboutissement symbolique dans la terrifiante figure du loup-garou (en bas), créature mythique, mi-homme, mi-animal, enracinée dans l'imaginaire collectif.






Et Wolfe mentionne plus d'une fois la présence d'un étranger, à l'intérieur de ses personnages. Après la naissance d'Eugène, plus que l’enfant de chair et de sang, c’est cet étranger que perçoit Eliza, celle qui vient de lui donner vie : « Elle savait qu'en ses douloureuses et sombres entrailles un étranger avait été porté à la vie, nourri d'éternité par des messages perdus, un étranger qui serait à lui-même son propre fantôme, qui hanterait sa propre demeure, seul dans son âme, seul au monde ».63 Chacun porte en lui son propre fantôme, qui par moments se démarque de lui-même ; ainsi peut-on lire dans LHA au sujet d'Eugène : « Le spectre, l'étranger qui était en lui se détourna, horrifié ».64 Ivre pour la première fois, il s’émerveille de l’effet délicieux provoqué par l’alcool et songe à son propre double, « l'étranger qui habitait en lui, le contemplait, était lui, et que pourtant il ne connaissait pas ».65 De même, lorsque, livreur de journaux, il se trouve près de céder aux avances d’une jeune noire, c’est à peine s’il reconnaît le son de sa voix : « Au loin il entendit le fantôme de sa propre voix dire : 'Enlève tes vêtements.' »66

Dans The Web and The Rock, à la suite d’une dispute particulièrement violente, George met Esther à la porte de son appartement en lui déclarant qu’il ne veut jamais la revoir et qu’elle peut tout aussi bien mourir. Incrédule face à l'énormité de ce qu'il vient de faire, il se sent possédé par un démon malveillant.

When Esther had gone, when Monk had thrust her through the door and slammed it after her, his spirit was torn by a rending pity and a wild regret. And for a moment he stood in the bare center of the room, stunned with shame and hatred for his act and life. (…) He could not find a tongue for his bewilderment, but he now felt with unutterable certitude the presence of a demon of perverse denial which was, and was everywhere, abroad throughout the universe, and at work forever in the hearts of men.(…) (And) man (…) bowed like a dull slave before the thief that looted him of all his joy, and held him sullen but submissive to its evil wizardry. (615-616)



L'écriture même telle que la pratique Wolfe s'apparente à une forme de possession qui s'emparerait de lui : « L'écriture était comme une possession démoniaque, qui s'emparait de lui comme une force extérieure bien supérieure à la sienne ».67 Jackie Pigeaud rappelle que selon Aristophane, « le devin dialogue avec un démon qui se trouve dans son ventre »(210), et que pour prononcer ses oracles la Pithye se plaçait en un état de transe qui, faisant sortir sa voix des profondeurs de l'organisme à la manière des boudhistes tibétains, en modifiait le timbre en le faisant plonger vers une gravité d'outre-tombe. La caverne, si chère à Wolfe, serait d'ailleurs « l'analogon de l'intérieur viscéral »(212).



C. Kardia et malaise digestif


Ces différentes considérations, ainsi que la tentation de la dévoration et l’association entre faim et désir sexuel, soulignent toutes la prépondérance des organes digestifs dans l'obsession de l'atrabilaire, liée à la notion de ressassement. Les grecs anciens nommaient kardia cette partie du corps qui regroupe le cœur en tant qu'organe et la bouche de l'estomac ; or c'est bien là que s'enracine le malaise, et Thomas Wolfe lui-même associe fréquemment dans sa prose les deux termes “heart and bowels(OTR, 427) pour exprimer le mal-être ou la nausée qui s'empare de ses personnages. Nous apprenons que lorsqu'Eugène devait aller assurer ses cours à l'université, il lui était impossible de s'alimenter, - “he was unable to touch a mouthful of food for hours in advance(432), et que sa progression vers la salle de classe s'apparentait à un chemin de croix : « Les différentes étapes du trajet qui le conduisait de sa chambre à la salle de classe à l'université étaient pleines de l'hébétude stupide, l'horreur, la peur, la nausée stupéfaite qu'un homme éprouverait sur le trajet de la potence, de la guillotine ou de la chaise électrique ».68 Le calvaire digestif devient franchement pathologique lorsqu'Eugène se morfond en attendant en vain une réponse des éditeurs auxquels il a fait parvenir sa pièce de théâtre : « Il mangeait, puis vomissait instantanément tout ce qu'il avait mangé, puis, telle une brute saisie de détresse et d'écœurement, mangeait à nouveau, triste et misérable ».69

L'impression générale d'oppression et de mal-être qui se développe associe des sensations physiques de honte, d'angoisse et de culpabilité, qui semblent littéralement sourdre du poison amer que la bile noire sécrètererait dans le corps : « Cette peur innommable, cette honte informulée et irraisonnée, impalpable, injustifiée, qui semblait descendre du ciel pour l'oppresser, qui tournoyait dans l'air agité qu'il respirait, plein de clameurs discordantes, et qui pour finir s'insinuait tel un poison dans tous les fleuves de la vie ».70

Monique Decaux abonde dans le même sens en suggérant que la prison qui enferme l’être humain, souvent matérialisée chez Wolfe par l’horizon des collines ou des montagnes, serait en fait essentiellement d’ordre organique : « Wolfe retrouve (...) l’image du ventre et son archétype, le labyrinthe du ventre maternel, première prison de l’être humain, qui, dans l’imagination, se confond avec l’estomac : on ne peut s’empêcher de songer à l’extraordinaire emploi métaphorique du terme “maw” dans son œuvre qui représente à la fois l’estomac, le ventre maternel et le gouffre, mer ou océan, qui avale et qui noie »(CRTW, 106). 

Ce terme “maw” - littéralement gueule d’un animal carnivore – la définition anglaise est la suivante : “the throat, gullet or jaws, especially of a voracious carnivore”71 – revient régulièrement sous la plume de l’auteur, dans des contextes divers, évocateur toujours de l’impitoyable violence d’un univers de prédation. Eugène n'a jamais pu oublier l’image cauchemardesque d’un gigantesque poisson ferré au cours d’une partie de pêche au large du port de Boston, dont la gueule devient métaphore de toute une vision du monde : « une gueule privée de tête et de cerveau, succion et reptation aveugles, abomination privée d'esprit, implacablement ferrée, prise en mortelle succion dans un petit cercle d'écume sanglante contre la boîte cranienne du grand poisson agonisant ».72 Il en résulte une vision de l’existence assez sombre, placée sous le signe de la prédation. Ainsi, une classe particulièrement difficile et agitée dont il a la charge à l'université se transforme en requin affamé dont la voracité anéantit les efforts du professeur : « Tout semblait se perdre et s'anéantir, jeté furieusement, inutilement, entre les mâchoires aveugles d'une gueule sans tête, stupide, obscène, perpétuellement affamée ».73

La faim n'est plus ici celle du narrateur mais celle des élèves, et l'on constate que, si difficile à supporter, si éprouvante que puisse être l’attitude de ceux-ci, il les disculpe en quelque sorte en suggérant par l'emploi de l’adjectif “brainless” que leur comportement, loin d’être délibérément malveillant, relèverait plutôt de quelque programmation animale.

Pareille mise en avant du corps et de ses modes spécifiques de fonctionnement rappelle fort à propos que la mélancolie est un signe de terre, qui ancre ses représentants dans l'immédiateté et la contingence. Dans OTR, le narrateur explique qu'après avoir, au cours de ses années d'adolescence, porté Shelley au pinacle, Eugène en vint à renier ce modèle qui, fuyant la réalité pour les zones éthérées où se retrouvent les purs esprits, ne pouvait enflammer que des imaginaires adolescents. « De plus en plus Eugène se mit à rechercher nourriture et réconfort auprès de ces poètes qui on laissé derrière eux de magnifiques productions à partir de cette terre dorée – ces poètes dont le propos n'était pas l'air mais la terre ».74 Amélie Moisy souligne que ce passage de l'air vers la terre s'accompagna d'un changement de morphologie chez Wolfe, dont la silhouette longiligne et dégingandée fit place à une stature beaucoup plus lourde.


  1. Le rapport à l'autre

Les éléments de comportement mis en lumière indiquent assez clairement que le rapport à l'autre va s'avérer difficile. Selon Sydenham, «(les mélancoliques) s'abandonnent pour le moindre sujet, et même sans sujet, à la colère, à la jalousie, aux soupçons »(M, 243). Cette jalousie injustifiée, quasiment maladive, apparaît clairement dans la relation qu'établit George avec Esther et les sanglants reproches dont il l'accable. Dans le même ordre d'idées, Amélie Moisy, citant Nowell, rappelle que Wolfe n'hésitait pas à réveiller au milieu de la nuit le lecteur Wheelock pour lui reprocher avec véhémence d'avoir laissé passer des coquilles dans le texte de ses manuscrits.


John Hall Wheelock, the editor at Scribners who had changed Of Time and the River from the first person, in which it was originally written, to the third person, would be awakened by the ringing of the phone at 2 or 3 A.M. to hear Wolfe's deep, sepulchral voice say, “Look at line 37 on page 487 of Of Time and the River. Do you see that 'I'? You should have changed that 'I' to 'he'. You betrayed me, and I thought you were my friend!”  13

Attitude révélatrice sans doute d'un sévère manque de confiance en soi, confirmé par le sentiment aigu de sa propre incompétence, qui taraude Eugène lors de ses premières expériences d'enseignant : « il était accablé en permanence par le sentiment de son incapacité et de son ignorance, et par l'horrible crainte que son incompétence ne fût découverte ».75 En fait, c'est un véritable sentiment de paranoïa qui ne tarde pas à se développer chez le héros wolfien, proche par moments d’un véritable délire de la persécution. Adolescent déjà, Eugène se perçoit seul face à un univers qui le rejette : «Quant à Eux – les membres du grand clan blottis à l'abri, chaud et sûr, de leur palissade – ils lui donneraient peut-être la chasse un jour, et la mort : il y avait tout lieu de le croire ».76 Vers la fin d’OTR, le narrateur décrit un étrange rêve qu’il a fait : errant à travers les rues de Marseille à la recherche d’une maison qui serait sienne, d’une porte qui ouvrirait sur un espace protégé, il croit percevoir la raillerie d’une foule hostile : « Il finit par prendre conscience d'un brouhaha fait de multiples chuchotements nasillards, d'une immense conspiration faite de rires indécents et retenus, de milliers d'yeux moqueurs et malveillants qui, dissimulés derrière ces façades sinistres, l'observaient en silence ».77 Dans The Web and The Rock, George Webber, retiré dans sa chambre avec Esther, éprouve le même sentiment en percevant les rumeurs de la foule bruyante : « À l'extérieur, des gens déambulaient dans la rue, et il les entendait passer en dessous de sa chambre. Soudain quelqu'un laissa échapper ce rire sans joie, dur et rauque, qui est celui de la rue, et il s'écria tel un forcené : 'Écoute-les donc, bon sang, ils se moquent de moi maintenant !'»78

Même si George Webber admet que certaines réactions d'agressivité ont pu être causées par sa propre attitude, l'impression qu'il en retire n'en est pas modifiée pour autant. « Dès l'enfance, une redoutable contrainte, une soif brûlante de percer à jour le secret des choses, l'avaient poussé à se mettre en devoir d'observer les gens avec une telle intensité que ceux-ci le regardaient à leur tour d'un air mauvais, en se demandant ce qu'il y avait de bizarre chez lui, ou chez eux ».79

Etant donné que le héros wolfien, loin de se moquer de l'opinion des autres, y attache au contraire une importance considérable, lancé dans cette quête de reconnaissance, d'amour et de gloire définie comme “(the) Quest for fair Medusa,” il se retrouve en état de tension permanente, prisonnier d'une contradiction pathétique. Amélie Moisy souligne à quel point l'image que Wolfe avait de lui-même, celle d'un héros romantique, était décalée par rapport à ce que les autres voyaient en lui, un personnage attachant peut-être mais aussi comique et ridicule, qu'on ne pouvait traiter qu'avec un certain amusement ou au mieux de la compassion.

L'auteur lui-même admet d'ailleurs qu'il ne se voit pas tel que les autres le perçoivent ; dans Gulliver, the Story of a Tall Man, il prétend ne prendre conscience de sa taille hors du commun qu’à travers le regard des autres : « En fait, il était victime d'une extraordinaire illusion : pour quelque raison inexplicable, il avait la conviction intime et absolue d'être une personne de taille moyenne ».80 Dans OTR, il évoque « ce terrible sentiment de découverte qui nous assaille lorsque nous nous voyons soudainement comme les autres nous voient ».81 Et Moisy rappelle que «(si Wolfe) était considéré comme un phénomène, il était un objet d'amusement ou de pitié pour beaucoup de ceux qui l'ont décrit ; ce n'est que rarement qu'ils le voient en héros, comme lui-même s'imaginait dans son mythe personnel »(RF, 245).

La conséquence la plus manifeste de ces difficultés relationnelles fut sans conteste pour Wolfe un profond sentiment de solitude : « Depuis ma quinzième année, à l'exception d'une seule période, j'ai vécu aussi seul que peut l'être un homme moderne»,82 écrit-il dans The Anatomy of Loneliness. Pigeot note que «(les) mélancoliques aiment l'éloignement d'avec leurs semblables, l'apanthropia comme dit Petit, reprenant là un mot de Philon d'Alexandrie dans la Vie de Moïse »(195) et Wolfe lui-même souligne dans OTR combien la folle quête pour assouvir sa faim l'éloigna des autres.


Often during these years of fury, hunger, and unrest, when he was trying to read all the books and know all the people, he would live for days, and even for weeks, in a world of such mad and savage concentration, such terrific energy, that time would pass by him incredibly, while he tried to eat and drink the earth, stare his way through walls of solid masonry into the secret lives of men, until he had made the substance of all life his own.

And during all this time, although he was living a life of the most savage conflict, the most blazing energy, wrestling day by day with the herculean forces of the million-footed city, listening to a million words and peering into a hundred thousand faces, he would nevertheless spend a life of such utter loneliness that he would go for days at a time without seeing a face or hearing a voice that he knew, and until the sound of his own voice seemed strange and phantasmal to him. (OTR, 195)



Il faudrait se garder d'affirmer que cette solitude, si pénible soit-elle par moments, ne correspond en rien à un choix délibéré de la part du personnage, ainsi que nous l'avons souligné dans la partie précédente. Là encore son attitude est ambivalente, et le fait de se placer parfois en victime ne saurait cacher un goût pour l'isolement qui lui permet de ne dépendre de personne. N’admet-il pas lui-même dans O Lost ?

The fear of the crowd, a distrust and hatred of group life, a horror of all bonds that tied him to the terrible family of the earth called up again the vast Utopia of his loneliness. To go alone, as he had gone, into strange cities, to meet strange people and to pass again before they could know him, to wander like his own legend across the earth – it seemed to him there could be no better thing than that. (571)


Laura James elle aussi, au plus fort de la passion, détecte la même tendance chez le héros : « Être seul est ce que tu veux, mon chéri. C'est ce que tu voudras toujours. Tu ne pourrais tolérer qu'il en soit autrement. Tu te lasserais de moi ».83



F. La difficulté à dire

« (Moïse) souffre d'ischophonie, c'est-à-dire d'hésitation dans l'élocution, de ralentis dans l'expression, de bégaiements, défauts qu'Aristote attribue au mélancolique dans ses Problèmes »(M, 196). Le héros wolfien n'est pas différent de son illustre prédécesseur, et cette difficulté à s'exprimer en public semble être pour beaucoup dans ses difficultés relationnelles. Lorsque sa mère et sa sœur mettent en doute sa capacité à devenir un auteur de théâtre reconnu, Eugène développe, plein de véhémence, un discours à la fois vengeur et incompréhensible, « bien conscient que ses propos n'avaient ni sens ni cohérence, mais incapable de dire aucune des choses qu'il voulait dire et qui s'amassaient en cette vague brûlante de ressentiment muet ».84 On peut penser à Elmer Cowley, cet étonnant personnage campé par Sherwood Anderson dans le chapitre de Winesburg, Ohio intitulé Queer. Envieux de l'aisance envers les autres dont fait preuve George Willard, de la facilité avec laquelle il s'intègre à la société de la petite ville, Elmer donne à celui-ci un mystérieux rendez-vous nocturne afin de s'expliquer auprès de lui en toute bonne foi et d'établir le contact. Mais ses efforts pour s'exprimer tournent court, et la situation soudain lui échappe : « Eh bien, voyez-vous, commença-t-il, puis il perdit le contrôle de ses propos. Je serai lavé et repassé. Je serai lavé, repassé et amidonné, murmura-t-il de façon à moitié incohérente ».85 Elmer se met alors en demeure d'assommer à coups de poings un Willard stupéfait, puis s'exclame, plein d'une fierté retrouvée : « Je lui ai bien montré que j'étais normal, non ? »86 Cette incapacité à dire ce qui semble fondamental marque le parcours du mélancolique, et peut expliquer qu'en lieu et place d'un discours subtil et articulé ne jaillisse que le cri de bête mentionné plus haut. C'est ce qui se produit lorsqu'Eugène fait ses adieux à sa mère avant de se rendre à l'université.


A wild, strange cry, like that of a beast in pain, was torn from his throat. His eyes were blind with tears; he tried to speak, to get into a word, a phrase, all the pain, the beauty, and the wonder of their lives – every step of that terrible voyage which his incredible memory and intuition took back to the dwelling of her womb. But no word came, no word could come; he kept crying hoarsely again and again, ‘Good-bye, good-bye.’ (LHA, 542)



Cette absence d’un langage approprié qui pourrait exprimer la profondeur de la vie est un grief récurrent dont se plaint le narrateur d'OTR, qui n’hésite pas à prendre le lecteur à témoin pour l’associer à son infortune : « Il nous manque une langue pour dire, un langage pour exprimer parfaitement la joie sauvage qui enfle dans notre coeur jusqu'à se faire musique, la souffrance sauvage qui se fait boule de douleur dans notre gorge, le cri sauvage qui s'élève jusqu'à la folie dans notre tête, la chose, le mot, la joie qui nous sont si familiers et que nous ne pouvons formuler ».87

Si le langage s’avère impuissant à retranscrire l’essence des choses, ne donnant de celle-ci qu’une vision superficielle et déformée, tout comme l’image spéculaire laisse échapper la personnalité profonde, n’est-il pas tentant de faire l’économie des mots et de chercher à communiquer par d’autres canaux ? C’est la conclusion que semble tirer Eugène de son séjour en Angleterre dans la maison de la famille Coulson.


He seemed to have known them all his life, and to know all about their lives. They seemed as familiar to him as his own blood and he knew them with a knowledge that went deep below the roots of thought or memory. (…) It was one of those simple and profound experiences of life which people seem always to have known when it happens to them, but for which there is no language. (OTR, 618-619)



F. L’échec de la possession


Ainsi donc, c'est dans la solitude que s'achève la quête wolfienne : l'agitation frénétique pour tenter d'assouvir, ne serait-ce que provisoirement, les sensations de faim brûlante ou de soif inextinguible, ne semble guère en mesure d’apporter la paix, l’équilibre ou l’harmonie, car cette folle chevauchée sur les ailes du désir risque de ne déboucher que sur un contact violent mais bref, une fusion éphémère, qui fait du personnage l’esclave d'appétits biologiques drapés dans un discours sentimental. Évoquant l'insatiable faim wolfienne, Monique Decaux cite à son propos l’expression d'Ernest Fraenkel reprise par Gaston Bachelard, « âme gastrique », qui désigne une personnalité affective fonctionnant comme un estomac : furieusement agitée tant que le besoin de nourriture la taraude, puis sombrant dans la torpeur dès que la faim a été satisfaite. Selon Jean-Pierre Richard, cité par Monique Decaux, il y a là « (un) plein (…) pléthorique, mais non euphorique, car son gonflement n’a jamais pour terme qu’un amas… Il peut nous apparaître alors comme une pure épiphanie du brut, comme le signe ou le résultat d’une névrose de la quantité ».88

L’auteur-narrateur semble lui-même bien conscient des limites de sa quête : d’abord parce que la possession qu’il réalise s’avère bien pauvre et incomplète par rapport à l’anticipation qu’elle avait suscitée, débouchant ainsi sur la frustration : «quand il serrait dans ses bras des jeunes filles ou des femmes, il éprouvait un terrible sentiment de frustration : il aurait voulu les manger, les dévorer comme du gâteau ; les posséder plus totalement qu'elles ne pourraient jamais être possédées ».89 Ensuite parce que cette possession ne tarde pas à créer une forme de dépendance par laquelle la faim s’entretient toute seule.


It was like a great fire burning all the time. They lived ten thousand hours together, and each hour was like the full course of a packed and crowded life. And always it was like hunger: it began like hunger, and it went on forever like a hunger that was never satisfied – he felt a literal, physical, and insatiate hunger that he could have eaten her alive.

(SS, 328-329)


L'idée est exprimée de façon plus directe encore dans No Door, où, mettant l'accent sur la dépendance qu'instaure la satisfaction du désir, le narrateur écrit : « ma fureur et mon désespoir s'accroissaient d'être nourris, ma faim montait d'être assouvie ».90 En outre, il ne sera jamais possible de lire tous les livres, de visiter tous les pays ou de posséder toutes les femmes. C’est curieusement Starwick, un des personnages centraux d'OTR, qui se charge de souligner le caractère illusoire d’une telle attitude en demandant un soir à Eugène : « Penses-tu que tu seras réellement plus sage si tu lis un million de livres ? Penses-tu que tu en sauras davantage sur la vie si tu connais un million de gens plutôt que toi-même ? Penses-tu que tu auras plus de plaisir à connaître mille femmes plutôt que deux ou trois, que tu verras plus de choses si tu vas dans cent pays plutôt que dans six ?»91 Interrogations reprises en écho, dans un roman bien plus moderne, L’Immortalité de Milan Kundera, par les conclusions désabusées que tire le personnage surnommé Rubens sur la façon dont il a mené sa vie.


Il s’était toujours flatté d’avoir intensément vécu ; mais l’expression ‘vivre intensément’ était une pure abstraction ; en cherchant le contenu secret de cette ‘intensité’, il ne découvrait qu’un désert où erre le vent. (…) Ce qu’il avait gardé de toutes ces femmes (…) c’était quelques photos mentales. (…) Ces photos étaient belles, elles le fascinaient, mais leur nombre était quand même fâcheusement restreint : sept ou huit fractions de secondes, voilà à quoi s’était réduite, dans son souvenir, la vie érotique à laquelle il avait jadis décidé de consacrer toutes ses forces et tout son talent92


Même si Eugène refuse d’entendre les mises en garde de Starwick, il ne peut indéfiniment se voiler la face : tôt ou tard, il en viendra de lui-même à des conclusions semblables. Le narrateur d’OTR n’admet-il pas le caractère démentiel d’un tel besoin de possession, pareil à quelque rêve insensé ? « Puis il semblait soudainement s'éveiller et sortir de cette vision terrible, qui avait été si violente, folle et prégnante que sa réalité même avait l'apparence d'une fable ou d'un rêve ».93 Celui de The Train and The City ne déclare-t-il pas au sujet de la ville qui le fascine tant ?


I hated it, I loved it, I was instantly engulfed and overwhelmed by it, and yet I thought at once that I could eat and drink it all, devour it, have it in me. It filled me with an intolerable joy and pain, an unutterable feeling of triumph and sorrow, a belief that all of it was mine, and a knowledge that I could never own or keep even a handful of its dust. (SS, 22)


Le problème posé ici est bel et bien celui du désir en tant que volonté de possession. Dans une étude intitulée Le réalisme et la peur du désir, Leo Bersani souligne après d’autres à quel point pareil désir tend à faire éclater la personnalité de l’individu : « Le désir divise le sujet en une multitude de rôles sans liens, (…) (et) met ainsi l’être même en question ; l’idée d’un sujet cohérent et unifié est mise en péril par les images discontinues et logiquement incompatibles d’une imagination désirante ».94 Voici à nouveau le narrateur wolfien écartelé entre deux postures vitales et pourtant contradictoires. Car, paradoxalement, le rêve de retour à l’unité première que tente de réaliser la posture dionysiaque s'appuie sur le désir, dont la première caractéristique est cet effet de fragmentation, de morcellement. Appliquant sa démonstration à l’œuvre de Proust, Bersani maintient que « la Recherche est un immense témoignage qui affirme le pouvoir de désagrégation du désir. En un sens, le sujet désagrégé est cause de terreur ».95  

Ce qui se dessine en creux dans certaines pages de Wolfe est un enseignement très proche de celui de Bouddha : l’homme est réduit en esclavage par son désir, et ne peut atteindre la paix et l’harmonie intérieure qu’en s’en délivrant. Une citation tirée des dernières pages d’OTR, et qui s’applique aux foules d’immigrants en partance pour l’Amérique, le souligne clairement : « beaucoup d'entre eux rêvent d'un endroit où la lassitude de l'errance fera place au repos, où la fatigue de la quête prendra fin, où il y aura la paix, le calme et l'absence de désir ».96 La paix, ce sera donc la fin du désir, de ce feu intérieur que rien ne semble pouvoir éteindre, qui dévore la force vitale de l’individu et débouche à terme sur l’épuisement et la lassitude, ce sera l'ataraxie que célèbre Pigeaud : « J'aime cette magnifique métaphore de la galèné, c'est-à-dire l'embellie, le calme de la mer, terme qui sert, surtout peut-être aux épicuriens, pour désigner l'état de paix toute physique qui se confond, pour eux, avec le bonheur même. (…) On trouverait de nombreux textes qui chantent cette paix, cette tranquillité de l'âme, cette ataraxie »(M, 69).

Ainsi donc, la quête dans laquelle s’engage Eugène à la fin de LHA s’apparente à la quadrature du cercle, car il est à la recherche à la fois de lui-même à travers la réalisation, l'assouvissement de la faim, et de la terre promise, ou fin de l’errance : « Je veux me trouver moi-même et un terme au désir et le pays du bonheur »,97 déclare-t-il à Ben, son frère disparu qu’il aperçoit en songe et dont il exige une réponse. Mais le face à face révèlera surtout à Eugène l’image de cette faim de vivre qui le tenaille, qui est à l'image de la vie même, et Ben ne peut que lui répondre : « Il n'y a pas de pays du bonheur. Il n'est pas de terme au désir ».98 C’est sur cette ambiguïté que se clôt le dernier chapitre du roman, où, en un instant de lucidité, le personnage perçoit le malentendu, la contradiction inhérente aux termes mêmes de sa recherche : « Et puis les voyages, la recherche du pays du bonheur. Dans ce moment de terrible vision, il suivit au gré des chemins tortueux, dans mille lieux étrangers, sa quête contrariée de lui-même. Et son visage hanté s'emplit de ce désir obscur et passionné qui avait lancé sa navette à travers l'océan ».99



CHAPITRE 3 : NARCISSISME et QUÊTE EN MIROIR



Cette faim qui entraîne le narrateur dans sa quête, la tentation dévoratrice qui en découle, nous ramènent à une notion abordée dans la partie consacrée à la lumière et à l'obscurité : le contact - de type électrique - entre pôles opposés de charge équivalente aboutit à une interchangeabilité des rôles.


A. Le prédateur et sa proie

Dans une lettre à Dubose Heyward, Wolfe écrit : « Pour moi, il s’agit maintenant de manger ou d’être mangé, de dompter le monstre ou d’être dévoré ».100 Et de fait, il semble avoir développé très tôt une conscience aiguë de cette interchangeabilité des rôles ; on peut lire dans The Web and The Rock, au sujet de George Webber, “he, the trapper, had been trapped”(522), et quelques pages plus loin, en termes pratiquement identiques, « le chasseur avait été pris au piège, le conquérant conquis ».101 Monique Decaux le confirme, soulignant que « (la) puissance du mal est telle qu’il s’opère, semble-t-il, une sorte de glissement entre le chasseur et sa proie, de même que dans certains cas, ce dernier devient le gibier qu’il chasse »(412).  Ainsi la dévoration amante devient-elle illustration parmi d’autres d’un monde cannibale dans lequel chacun peut se retrouver tour à tour dans le rôle du chasseur aussi bien que dans celui de la proie : «Jeter un regard oblique à travers le carreau ruisselant sur une femme, ou sur un ennemi, et au cœur même de la jouissance procurée par cet isolement obscur, indécent et triomphant, sentir une main sur son épaule, et rencontrer, comme un fantôme hanté, comme un poursuivant poursuivi, le regard infernal, l'infecte corruption de la mort exécrable ».102

Cette vision est curieusement confortée par l’expérience de l’enseignement : dans OTR, Eugène se trouve chargé de dispenser des cours de littérature à une classe peu réceptive. Tous les efforts qu’il fait pour élever l’esprit de ses élèves vers le royaume de l'art, des idées ou de la connaissance, sont vite submergés par l’obsédante sensation de n’être plus que chair jetée en pâture à leur concupiscence. Ainsi se retrouve-t-il dans le rôle de la proie, victime du féroce cannibalisme sensuel de celles qu'il qualifie de « puissantes juives ».


The potent young Jewesses, thick, hot, and heavy with a female odor, swarmed around him in a sensual tide, they leaned above him as he sat there at his table, pressing deliberately the crisp nozzles of their melon-heavy breasts against his shoulder, slowly, erotically they moved their bellies in to him, or rubbed the heavy contours of their thighs against his legs; they looked at him with moist red lips through which their wet red tongues lolled wickedly, and they sat upon the front rows of the class in garments cut with too extreme a style of provocation and indecency, staring up at him with eyes of round lewd innocence, cocking their legs with a shameless and unwitting air, so that they exposed the banded silken ruffle of their garters and the ripe heavy flesh of their underlegs. (OTR, 483) 


Étrange rituel de réification par lequel l’homme subit le regard qu’il est bien souvent le premier à imposer, et qui s’accompagne d’une sorte de tendre complicité carnassière : «Leurs sombres regards le perçaient à jour, le dévoraient, le raillaient, mais n'en étaient pas moins remplis d'affection et de tendresse, comme s'ils aimaient la nourriture dont ils se repaissaient ».103 Une telle proximité entre prédateur et proie, entre chasseur et chassé, souligne paradoxalement le caractère narcissique de la mélancolie wolfienne ; en effet, l'interchangeabilité des rôles, la similitude des regards croisés, suggère qu'à travers expériences et aléas de l'existence c'est en fait à la poursuite de lui-même qu'est lancé le narrateur wolfien, en une quête en miroir.


B. Le stade du miroir chez Thomas Wolfe


Reprenant cette notion de recherche de soi-même, nous analyserons deux extraits de l’œuvre de Thomas Wolfe à la lumière de la théorie de Jacques Lacan connue sous le nom de « stade du miroir ». Selon le psychanalyste français, ce stade correspondrait chez le jeune enfant au moment précis de son développement où il prend conscience de son autonomie par rapport à la mère, de son statut d’être humain à part entière, et donc aussi de sa précarité, par l'intermédiaire d'une image gratifiante de lui-même que lui renvoie un miroir placé en face de lui.

« C’est ce moment qui décisivement fait (…) du je cet appareil pour lequel toute poussée des instincts sera un danger ».104 On trouve dans The Lost Boy non pas une première illustration de la façon dont Eugène accède au stade du miroir, mais le souvenir de cette expérience, vécue à l’âge de trois ans, par un narrateur désormais adulte et qui se penche sur son passé : « Alors il lui serait donné de voir son propre visage, reflété dans le miroir sombre du couloir, de plonger une fois encore dans les yeux graves de l'enfant qu'il avait été, et de découvrir en celui qu'il était à trois ans l'intégrité solitaire de lui-même ».105 Découvrant son imago dans le miroir, le personnage s’abandonne, selon les termes de Lacan, à « (l)’assomption jubilatoire de son image spéculaire ». On sait que cette image est cependant trompeuse car elle apparaît « dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse », et renvoie la forme d’un ‘je-idéal’».

Il semble qu'Eugène conserve longtemps la vision narcissique d’un univers dont il serait le centre : « Ainsi il croyait se trouver au centre de la vie ».106 C’est peut-être la capacité de l’auteur à maintenir dans ses romans ce positionnement et ce regard d’enfant qui donne à sa prose cette ferveur, cette capacité à capter et faire vivre la magie de la jeunesse. Leslie Fielder, qui ne cède pas au charme, maintient qu'une telle littérature se caractérise surtout par la complaisance et l’apitoiement sur soi-même, - “the love of the frustration and the seeking self” ; pour lui, Eugène ne représente rien d’autre que «l'enfant solitaire dont la seule véritable préoccupation est de retrouver sa mère perdue, inconnaissable, le petit garçon perdu pour qui le monde ne sera plus jamais réel et satisfaisant maintenant que le sein de maman lui a été retiré, que papa est mort, et que grand frère s'est transformé en un fantôme qu'on ne cesse de pleurer ».107 Le père ne vaut d’ailleurs guère mieux : « Gant reste jusqu'au bout une grande carcasse d'adolescent, haletant et geignard, qui peut vieillir mais jamais devenir adulte ».108

On peut certes trouver la formulation sévère. Il est vrai pourtant qu'Eugène, ou Webber, ou sans doute Wolfe lui-même, placés en position d’observateurs bien au centre de la toile du monde, se considèrent avec un esprit de sérieux quelque peu démodé, capables de prendre bien moins de recul par rapport à eux-mêmes qu’avec les autres. Et lorsque cette perfection narcissique aura cédé la place, il faudra, ainsi que le souligne Freud, la remplacer par des images de substitution, qui pourront être la vision d'un amour idéal ou la projection d'un paradis perdu à jamais enfui.



(Man) is not willing to forgo the narcissistic perfection of his childhood; and when, as he grows up, he is disturbed by the admonitions of others and by the awakening of his own critical judgement, so that he can no longer retain that perfection, he seeks to recover it in the new form of an ego ideal. What he projects before him as his ideal is the substitute for the lost narcissism of his childhood in which he was his own ideal. 109



Ce n’est que très tard que George Webber, incarnation de son créateur, accède à ce sentiment d’humilité qu’entraîne la prise de conscience de ses propres limites. On sait qu’en 1936, à la fête de la bière de Munich, Wolfe, fortement imprégné d’alcool, se laissa entraîner dans une violente bagarre et, sévèrement contusionné, se retrouva à l’hôpital. La scène est relatée dans le chapitre 50 de The Web and The Rock, intitulé The Looking Glass : dans le miroir placé sur le mur de sa chambre, le personnage découvre avec étonnement son visage tuméfié, couvert de bandages.


In the dark pool of the mirror the Thing was more grotesque and simian than it had ever been.

(…) He looked at it now, and it at him, with a quizzical, detached objectiveness, not as a child looks in a mirror, at the silent eloquence of his pooled self, unspeaking, saying “I,” but outside of it, and opposite, regarding, thinking, “Well, by God, you are a pretty sight!” – and meaning, not Himself, but It.

(…) It grinned back crookedly through its battered mask; and suddenly – all pride and vanity destroyed – he laughed. The battered mask laughed with him, and at last his soul was free. He was a man. (730-731)


On a ici la description d’un stade du miroir renversé, pour ainsi dire, George Webber percevant son propre corps non plus sous la forme d’une image gratifiante qui serait sienne et dont il ne pourrait s’affranchir, mais sous la forme d’un être extérieur à lui, une sorte de double, de compagnon fidèle, doté d’une existence propre et avec qui il pourrait enfin faire la paix. Cette vision tardive de soi-même, vécue comme une libération, apporte au personnage une capacité nouvelle de recul, d’autodérision,  mais aussi d’équilibre intérieur : « Les bras étaient trop longs, les jambes trop courtes, les pieds et les mains un peu plus proches du singe que chez les autres hommes, mais ils appartenaient à la famille de la terre, ils étaient authentiques ».110

Une telle construction en miroir, articulée sur une fracture, ou dédoublement interne, est constitutive de l’imaginaire wolfien, et révèle par quels mécanismes il entrera en relation avec l'objet de son désir. Traitant non avec la réalité proprement dite mais avec une image mentale de celle-ci, il se place dans le droit fil de toute une tradition. Agamben a souligné l’importance du fantasme dans la conception médiévale de l’amour.


Ce n’est pas un corps extérieur, mais une image intérieure, c’est-à-dire le fantasme imprimé par l’intermédiaire du regard dans les spiritus fantastici, qui est l’origine et l’objet de l’amour ; et seules (…) l’élaboration minutieuse et la contemplation éperdue de ce fantasmatique simulacre mental avaient le pouvoir de générer une authentique passion amoureuse. (St, 55)


La notion de relais par l’intermédiaire d’une image intérieure correspondant à la vision imaginaire de l’être aimé souligne le caractère narcissique de l’entreprise. Agamben rappelle que le lieu d’amour par excellence est pour le Moyen Âge une fontaine ou un miroir. Ainsi Narcisse s’éprend-il de son propre reflet, et Pygmalion d’une image, ou marionnette. L’imaginaire médiéval présentait deux pôles opposés, qui étaient comme les deux versants symétriques d’une même réalité : l’imaginatio vera ou rationalis, correspondant si l’on veut au côté pur de l’esprit humain, et l’imaginatio falsa ou bestialis, côté impur. Nous allons tenter de montrer chez Thomas Wolfe ces deux imaginations en action, en suivant à la trace le comportement d'Eugène en deux occasions particulièrement significatives et moins contradictoires qu’il n’y paraît : sa relation avec Laura James, au chapitre XXIX de LHA, et la fréquentation de prostituées dans les quartiers borgnes d’une petite ville américaine dans OTR.



  1. Amor heroicus 111 : le rêve Laura James

Avec Laura James, Eugène vit une brève aventure qui peut être considérée comme le premier amour de l’adolescent. Cette expérience fondatrice, propre à être indéfiniment rappelée et regrettée, s’apparente à une révélation, elle est comme une porte entr’ouverte sur un autre monde. Laissant pour plus tard l’analyse détaillée des procédés diégétiques par lesquels se trouve rendue la distorsion des choses à travers la vision du mélancolique, nous nous concentrerons sur l’écart entre réalité et fantasme. Il apparaît ainsi clairement que l’innocence et la pureté qu'Eugène perçoit en Laura sont en fait projection subjective de ce qu’il porte en lui et qui le fascine.

Dès le début est suggéré un décalage entre la personnalité de Laura et la vision d’elle que développe Eugène. Elle lui paraît plus grande qu’elle n’est, plus jeune aussi ; bien qu’ayant cinq ans de moins, Eugène se persuade qu’il est en fait le plus mûr et le plus expérimenté des deux : « Il avait l'impression d'être bien plus âgé qu'elle, alors qu'il n'avait que seize ans et elle, vingt et un ».112 De là sans doute ce besoin de la protéger et de la respecter à tout prix. La fin du chapitre révèle pourtant que c’est justement la jeunesse de l’adolescent qui précipite la fin de la relation en le disqualifiant aux yeux de Laura.


If I were sixteen, and you twenty-one, it would be nothing. But you’re a boy and I’m a woman. When you’re a young man I’ll be an old maid; when you grow old I shall be dying. How do you know where you’ll be, what you’ll be doing five years from now? (…) You’re only a boy – you’ve just started college. You have no plans yet. You don’t know what you’re going to do. (399)


Autre question : Laura est-elle jolie ou laide ? Dès les premières lignes du chapitre, on apprend qu'Eugène la trouve quelconque, - “plain and dull” ; mais bientôt, poussé par quelque esprit de contradiction, il tente de la défendre face aux sarcasmes de sa sœur : «Elle n'est pas aussi laide que vous le dîtes » - “She’s not as ugly as you make out.” Eugène n’est-il pas tout simplement en train de décréter que Laura est justement celle qu’il cherchait, « avec les courbes fermes du printemps, en bourgeon, mince, virginale » ?113 D’ailleurs, Laura est-elle virginale, ou vierge ? Eugène se plaît à l’imaginer pure, sans expérience : « Elle était vierge, craquante comme le céleri »,114 mais le chapitre suivant révèlera qu’au moment de sa rencontre avec lui elle était en fait fiancée depuis près d’un an à un homme plus âgé.

Cette distorsion de la réalité permet à Eugène de voir Laura telle qu’il la souhaite et de s’abandonner à la magie qu’il a contribué à créer, à l'amour quasi mystique, « sous l'empire d'une passion d'ordre religieux »,115 dans la nature pareille à une « cathédrale de verdure ».116 Cet amour ressemble à quelque échappée en un lieu coupé du monde et de ses tourments, qui pourrait être le paradis, ainsi que le suggère le narrateur en reprenant les propos de Coleridge : « Si un homme rêve du paradis et, à son réveil, trouve dans sa main une fleur qui l'assure de la réalité de sa visite céleste, qu'arrive-t-il, que peut-il arriver alors ? »117

En se réfugiant dans une bulle aussi douce et séduisante que factice, Eugène s’est donc enfermé dans une situation qui le condamne à une amère désillusion. Sans doute en est-il confusément conscient ; lorsque Laura lui annonce son départ pour Richmond, où elle passera une semaine dans sa famille, il sent que c’est la fin, sa peur panique et la violence de ses réactions l’attestent. Il craint pourtant d’entendre la vérité : « Il tremblait de tout son corps ; il avait peur de poser des questions plus précises ».118

En hissant Laura sur un piédestal, en se grisant auprès d’elle de l’éther de la passion, Eugène a préparé sa chute. On peut imaginer que c'est un risque qu’il accepte de prendre comme prix à payer pour accéder aux splendeurs chantées par Euripide : « Et qui peut dire – même après avoir connu le désenchantement – que l'on oubliera jamais la magie ou que, sur cette terre morne, l'on pourra jamais renier la vision, le pommier, les chants et l'or ? »119 La « trahison » sera consommée au chapitre suivant, où le ciel tombera sur la tête du jeune homme avec la première et unique lettre de Laura, lettre en deux parties, modèle de schizophrénie, une page de banalités fleuries et une page terrible, d’écriture presque illisible, où elle annonce à Eugène son mariage imminent : «Mon cher Eugène ! Je n'ai pas pu te le dire ! J'ai essayé, mais je n'ai pas pu. Je ne voulais pas te mentir. Tout le reste était vrai. Je pensais ce que je disais ».120 Sans doute Laura est-elle ici parfaitement sincère, mais Eugène, dévoré d’amertume et de souffrance, n’est plus en état de l’entendre.

Cette expérience révèle pleinement la dimension narcissique du sentiment amoureux, par laquelle Eugène se contemple en miroir dans le regard de l’être aimé et ne s’attache à Laura qu’à travers lui-même. Il se trouve ainsi avec elle dans la situation que décrit Denis de Rougemont à propos de Tristan et Iseut : « Ils s’entr’aiment, mais chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi, non de l’autre. Leur malheur prend ainsi sa source dans une fausse réciprocité, masque d’un double narcissisme ».121 Dans son Introduction à la psychanalyse, Freud a souligné que, dans le cas du narcissisme, la libido s’attache bien davantage à des structures vides qu’aux objets eux-mêmes : « Il semble que dans ses efforts pour retourner aux objets, (…) la libido (ne) saisit des objets (…) que leurs ombres, je veux dire les représentations verbales qui leur correspondent».122 Il est significatif que Freud utilise le terme ombre, évocateur de l’allégorie platonicienne de la caverne, dans laquelle les personnages, coupés du monde depuis trop longtemps, prennent pour réalité de simples reflets sur le mur.

La terrible désillusion qu’inflige Laura à Eugène est bien entendu contenue en germe dans les termes mêmes de la relation ; car « (le) fol amour brise le cercle fantasmatique en tentant de s’approprier l’image comme s’il s’agissait d’une créature réelle »(St, 139). Mais Eugène ne se trouve-t-il pas, à son insu peut-être, lancé à la poursuite de lui-même, ou de son propre double ? « Il hantait sa propre existence en essayant de retrouver pour un instant ce qu'il avait connu »,123 peut-on lire dans LHA, et “haunter” n’est après tout qu’une variante de “hunter.” C’est dans le chapitre LII d'OTR que s’illustre au mieux la griserie de cette chasse narcissique.



D. Imaginatio bestialis 124 : le quartier rouge


Dans OTR, c'est de la vitre d'un train qu'Eugène découvre par hasard l’univers de la prostitution ; voici en quels termes se trouve relatée la fascination exercée sur lui par ce monde nocturne et souterrain, et résumés les huit voyages qu’il effectua cette année-là vers ce quartier rouge.

And later he could forget none of it. It became part of a whole design – all of its horror and its beauty, its grime and rustiness of stark red brick, its dark and secret loneliness of earth, the thrill and magic of its casual friendly voices, and the fagged yet friendly commerce of the whores, the haggard light of morning at the ridges of the hills, and that great enchanted river greening into May – all this was one and single, woven of the same pattern, and coherent to the same design – and that design was somewhat beautiful. (OTR, 480)


Le besoin sexuel n’apparaît pas ici en tant que tel, mais comme dilué, transcendé en ensembles plus vastes que l’écrivain charge de poésie ; les prostituées, loin d’être les principales actrices de la scène, se trouvent réduites à un statut mineur : tout au plus offrent-elles à l’homme l’image de son propre désir, renvoyé tel un reflet en miroir. Ainsi n’apparaissent-elles que comme prétexte à la poursuite de cette quête intérieure, de ce périple essentiellement solitaire à travers un monde de lumière et de sensation, où le narrateur chante, comme pourrait le faire Whitman, un amour physique projeté sur l’ensemble du monde, accepté sans restriction et salué comme beau. Dans son ouvrage intitulé The Culture of Redemption, Leo Bersani a souligné le caractère narcissique d’un tel comportement.


It is as if the inherently solipsistic nature of sexuality - and its correlative indifference to object and to organ specificity – allowed for a development of autoeroticism in which the source of pleasure and, consequently, the object of desire became the very experience of ébranlement or self-shattering. The need to repeat that experience can be thought of as an originary sublimation, as the first deflection of the sexual instinct from an object-fixated activity to another, “higher” aim.(…) It signifies a primitive but immensely significant move from fragmented objects to totalities. 125


Le concept de totalité s’incarne en ce grand fleuve qui coulerait vers le printemps – “greening into May,” en cette trame unique évocatrice de la vie – “woven of the same pattern and coherent to the same design,” révélée au terme d’une expérience érotique quasi rituelle, réminiscente de la grande unité perdue, du paradis de la fusion première. La même sensation d’entrer en contact avec la vie enfouie naît avec le désir d'Eugène pour Ann, éveillé par l’odeur de la jeune femme, allongée à Paris près d’un feu où brûle du bois de pin.


It filled his heart, his blood, his senses with peace and certitude, with drowsy sensual joy, and with the powerful awakening of an old perception, like the re-discovery of an ancient faith, that the sensuous integument of life was everywhere the same… And (…) this re-discovery of the buried life, the fundamental structure of the great family of earth to which all men belong, filled him with a quiet certitude and joy. (OTR, 744) 


Cette notion de retour aux sources, de bain dans le Gange, par l’évocation ou la pratique d’une activité sexuelle qui ne demande qu’à se teinter d’anonymat n’est pas sans rappeler les propos de Milan Kundera dans L’Immortalité : « Avec avidité, ils se laissèrent porter par ce flot qui traverse hommes et femmes, par ce flot mystique des images obscènes où toutes les femmes ont un comportement identique, mais où les mêmes gestes et les mêmes mots reçoivent de chaque visage singulier un singulier pouvoir de fascination »(361). 

Découvrir et chanter ainsi la beauté de l’univers de la prostitution, comme le fait le narrateur d’OTR quand il affirme, “that design was somewhat beautiful,” relève d’un choix quelque peu subjectif : en fait c’est surtout sa présence à l’intérieur de ce monde qu’il célèbre avec lyrisme. On trouve un éclairage bien différent de ce milieu vers la fin de The Web and The Rock. Au cours de l’un de ces affrontements particulièrement violents qui régulièrement opposent le narrateur, George Webber, à Esther, il en vient à se glorifier de ses aventures viriles, et s’écrie au sujet des prostituées qu’il a connues : « Elles n'avaient certes rien de mignon ni de délicat, mais elles savaient qu'elles étaient des putes. Il y en avait de grosses, de vieilles carnes en bout de course avec des bedaines et pas de dents du haut, et une chique de tabac dégoulinant de chaque côté de la bouche».126 En quelques lignes se dessine la réalité sordide, et s’envole du même coup la charge poétique dont était lesté cet univers, ce qui fait ressortir à contrario la subjectivité quasi volontariste des lignes citées plus haut.


CHAPITRE 4 : « LE TÉNÉBREUX, LE VEUF, L'INCONSOLÉ »127


A. Vecteur et cristallisation


Le héros wolfien n’utilise les autres que comme relais, support nécessaire mais en fin de compte aléatoire et subjectif, qui lui permet d’enrichir, de poétiser sa perception des choses et d’atteindre cet au-delà de l’imaginaire auquel il aspire. Un tel mode de fonctionnement peut être soumis à différentes grilles d’analyse : dans la tradition néo-platonicienne évoquée précédemment, on soutiendra que les autres ont pour fonction essentielle de nous mettre en contact avec l’univers enfoui, le monde des idées que nos âmes ont contemplé avant notre naissance et qu’il s’agit de revivifier. Dans la tradition médiévale qu’analyse Agamben, on insistera davantage sur la nécessité d’une représentation fantasmatique, qui tend à se substituer à la réalité extérieure. Avant d’analyser les comportements névrotiques qui peuvent découler d’un tel positionnement, nous suivrons à la trace le parcours du héros wolfien entre femme idéale et femmes réelles.

Dans The Web and The Rock, George Webber développe une image mentale extrêmement détaillée de la femme idéale telle qu’il la conçoit : ce stéréotype, dont il est bien sûr tentant d’attribuer la paternité à Thomas Wolfe lui-même, se trouve largement décrit dans le chapitre intitulé Alone. A quoi donc ressemble cette femme idéale ? Le texte nous indique qu’elle est grande, blonde aux yeux bleus, avec le teint pâle et de longues jambes, « d'une taille d'un mètre soixante-cinq ou un mètre soixante-dix environ mais donnant l'impression d'être un peu plus grande, avec une lourde masse de cheveux plutôt blonds, un visage au traits délicats, étonnamment pâle, des yeux d'un bleu-gris lumineux, de longues jambes gracieuses ».128 Bien qu’énergique et spontanée – aussi franche et directe qu'un garçon - “boyishly direct and sincere”(314), elle se soumet passivement aux avances de George : « elle se prêtait à toutes ses caresses sans réfléchir ni résister ».129 La scène d’amour qui suit s’avère fort convenue, chaque geste étant prévu, réglé comme au théâtre par une série de didascalies, nulle place n’étant laissée à la spontanéité : il n’est guère étonnant qu’une impression de pesanteur, d’ennui et d’étouffement s’en dégage rapidement.

Connaissant le fantasme du narrateur, nous voici à même de mieux apprécier sa rencontre avec Esther, la femme véritable, qui, on le sait, fut inspirée par Aline Bernstein, compagne de Thomas Wolfe pendant six ans. Lorsqu’il la rencontre pour la première fois sur le bateau qui les ramène d’Europe aux États-Unis, George est immédiatement ébloui. Avec une spontanéité toute enfantine, elle lui révèle son charme, comme par accident, en une répartie improvisée ; l’imagination de George s’enflamme, et produit une image idéalisée qui abolit tout esprit critique. Esther devient pour lui la femme parfaite, figure de déesse et parangon de beauté : « Elle devint la créature à la beauté sans égale, celle à laquelle toutes les autres femmes du monde doivent être comparées».130 Le phénomène de cristallisation décrit par Stendhal dans son ouvrage De l’amour joue ici à plein. Si toutes les autres doivent être comparées à cette femme, aucune ne lui arrive à la cheville, - “not one in the world who can touch her! ”(WR, 346)

Pourtant, au moment où George va s’engager avec elle dans une relation véritable, l’éclairage change subitement. Il se rend au théâtre où Esther lui a fixé un rendez-vous, et la description qu’il fait alors d’elle est toute différente, et à bien des égards cruelle, ou tout au moins sans concession : « Il se dit que ses jambes étaient plutôt laides. Elle avait le cou un peu flétri, avec une peau légèrement ridée et plissée. Il remarqua quelques vilaines mèches grises dans ses cheveux ».131 Tout se passe comme si le personnage, confronté à la personne réelle pour la première fois, passait d’un rêve enchanteur à la réalité, et, soudainement dégrisé, remettait les pieds sur terre. On imagine quelle désillusion peut être celle de la femme qui se découvrira ainsi rabaissée dans le regard de l’homme au moment où le charme n’opère plus.

Dans Les Ruines Circulaires, Borges a poussé cette logique à sa conséquence ultime, assimilant la création, à partir d’un être humain donné, d’un personnage arbitraire par construction mentale, à un processus d’aliénation de l’autre. Le héros, qui a consacré tous ses efforts à se construire un fils par la pensée et l’imagination, finit par se demander avec inquiétude si incarner le désir d’un autre est réellement privilège : « Il craignit que son fils ne (…) découvrît de quelque façon sa condition de pur simulacre. Ne pas être un homme, être la projection du rêve d’un autre homme, quelle humiliation incomparable, quel vertige !»132 Bientôt l’immense feu qui se referme sur lui lui apprend qu’il va subir à son tour le sort infligé à l’autre : « Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver ».133 

Il apparaît donc que les autres, perçus comme différents de ce qu’ils sont et projetés tels des ombres dans le grand théâtre intérieur, ont vocation à être niés en tant que tels. Leur pouvoir d’attraction est le plus souvent dû aux caractéristiques imaginaires dont les pare le regard qui les a distingués ; mais la connaissance de la personne réelle risque à tout moment de lui retirer son aura. Ainsi le narrateur d’OTR se montre-t-il particulièrement lucide quant à la fascination qu’exerce sur Eugène une serveuse de restaurant.



It was a great legend of wealth and fame and love and glory in which this woman lived as a creature of queenly beauty, delicacy, intelligence, and grandeur of the soul – and every obstacle of cold and acid fact that interposed itself between him and his vision he would instantly destroy by the wild fantastic logic of desire. (OTR, 174)



Face à une telle attitude, diverses difficultés ne vont pas manquer de surgir. D’abord, on conçoit aisément qu’un tel processus de cristallisation conduise à des malentendus ; la personne ainsi divinisée, placée sur un piédestal, va tôt ou tard se rendre compte qu’elle se trouve adulée non pour elle-même, mais plutôt pour tout ce qui a été construit, échafaudé à son propos. La contradiction inhérente à l’attitude d'Eugène se trouve exposée par Ann, qui lui demande avec une simplicité désarmante : « Crois-tu qu'il soit bien normal et honnête de t'extasier sur ma beauté alors que je ne suis pas belle, et puis soudain de changer du tout au tout et de me maudire sous prétexte que je ne suis qu'une fille comme les autres ?»134

Paradoxalement cette vision, bien qu’elle s’enracine comme nous l’avons souligné dans une perception charnelle de la réalité, prive à terme le personnage d’emprise sur cette même réalité en privilégiant systématiquement le concept. Ainsi les larmes que verse immanquablement la mère d'Eugène à chaque départ d’un proche s’adressent plus à la notion même de séparation, ou d’éloignement, qu’aux êtres de chair et de sang qui la quittent ponctuellement : « Les yeux de sa mère semblaient se remplir immanquablement de larmes chaque fois qu'un train arrivait ou partait ».135 Les choses, les êtres, plutôt qu’ensembles finis et cohérents, se font représentatifs de l’idée ; aussi ne sont-ils pas nécessairement recherchés, ni même désirés, pour eux-mêmes : ce qui importe avant tout est leur pouvoir d’évocation, les charges ou valences dont ils sont porteurs, la capacité qu’ils possèdent, ou pas, de nous mettre en contact avec l’univers enfoui. Ainsi se transforment-ils, malgré eux ou à leur corps défendant, en passerelles, ou vecteurs, susceptibles de nous ouvrir un passage vers un autre niveau de conscience, ou de sensation. Dans le dernier chapitre d’OTR, lors de sa rencontre avec Esther, Eugène attend de celle dont il tombe éperdument amoureux la reconstitution de la grande unité perdue, comme si elle et lui devaient aussitôt s’emboîter et s’unir comme les deux moitiés de la célèbre orange platonicienne  : « cette femme deviendrait l'image de cette immortelle unité qui le rattachait au grand tout ».136 Son désir d’unité fusionnelle, si aveuglant soit-il, ne l’empêche pourtant pas de percevoir par instants que l’élue pourrait bien n’être qu’une femme comme les autres : « l'espace d'un bref instant, il vit seulement l'image agréable de celle que peut-être elle était et que le monde voyait».137

Dans d’autres cas, le vecteur n’est que la silhouette fugitive d’une femme rencontrée au hasard de la route, ainsi celle qu'Eugène remarque dans le train qui le conduit à Orléans et qu’il suit quelque temps à travers les rues avant qu’elle ne se fonde à jamais dans la foule.


Already the girl had been lost among the crowds of people streaming through the station, engulfed again in the everlasting web and weaving of this great earth, to leave him with a memory of another of those brief and final meetings, so poignant with their wordless ache of loss and of regret, in which, perhaps more than in the grander, longer meetings of our life, man’s bitter destiny of days, his fatal brevity, are apparent. (OTR, 796)


Le héros regrette ici ce qui n’a pas eu lieu, ce qui aurait pu advenir, la splendeur de cette rencontre virtuelle, fruit de son imagination. Attitude certes périlleuse qui, tendant à assimiler le fantasme au réel, porte en germe son cortège de désillusions, comme dans The Far and The Near, où le conducteur de locomotives a patiemment construit, pendant vingt ans, un univers imaginaire à partir de ce geste de la main, amical et chaleureux, fidèlement délivré au passage du train qu’il conduit par les habitantes successives d’une maison située au bord de la voie ferrée : « l'image de la petite maison et des femmes qui lui faisaient signe spontanément avec un grand geste du bras s'était fixée dans l'esprit de l'ingénieur comme une image belle et durable, à l'abri du changement et de la décrépitude ».138 Le pèlerinage qu’une fois à la retraite il effectue pour rencontrer les personnes de chair et de sang dont il avait peuplé son rêve tourne rapidement court, tant est grand le malentendu, insondable l’écart entre fantasme et réalité ; lorsqu’à la place de la complicité qu’il avait imaginée, de la compréhension immédiate au-delà des mots, c’est la méfiance et le soupçon qu’il sent pointer, il est envahi d’un indicible malaise, d’une sorte de nausée, et bat rapidement en retraite.


(His heart) saw the strange and unsuspected visage of the earth, which had always been within a stone’s throw of him, and which he had never seen or known. And he knew that all the magic of that bright lost way, the vista of that shining line, the imagined corner of that small good universe of hope’s desire, could never be got again. (SS, 273)


Nombreux sont les personnages de Wolfe qui, dévorés de certitudes intérieures qu’ils voudraient partager sans explication, se trouvent à la merci de semblable désillusion ; au cours de son pèlerinage vers la maison d’enfance de Saint Louis où mourut Grover, Eugène n’échappera que de justesse au même malentendu, à l’écueil de l’incommunicabilité et de l’enfermement.


Then he said to the woman who was sitting on the porch: “This house – excuse me – but could you tell me, please, who lives here in this house?”

He knew his words were strange and hollow, and he had not said what he wished to say. She stared at him a moment, puzzled.

Then she said: “I live here. Who are you looking for?”

He said, “Why, I am looking for –”

And then he stopped, because he knew he could not tell her what it was he was looking for. (THB, 35)


Le récit lui-même souligne donc les risques et dangers de la théorie du vecteur, qui incite à voir les autres tels qu’on les souhaite ou qu’on les imagine bien davantage que tels qu’ils sont en réalité. Dans un article sur Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, Gilles Deleuze inscrit ce type de comportement dans la problématique du désir.


La nature et la terre ne nous disaient-elles pas déjà que l’objet du désir n’est pas le corps ni la chose, mais seulement l’Image ? Et quand nous désirions autrui lui-même, sur quoi portait notre désir sinon sur ce petit monde possible exprimé, qu’autrui avait le tort d’envelopper en lui, au lieu de le laisser flotter et voler au-dessus du monde, développé comme un double glorieux ? 

(LS, 364)


B. La stratégie funèbre


La théorie du vecteur met à son tour en lumière la problématique de la faille centrale, qui se creuse ici entre image construite et réalité admise, les sécrétions imaginaires dont le mélancolique charge l’objet de son désir produisant un virtuel à la dérive, de plus en plus coupé de l’actuel qui lui correspond. Pareille dichotomie n’aurait nullement surpris les penseurs du Moyen Åge, ainsi que le souligne Agamben.


Le cristal double qui reflète tantôt une moitié du jardin, tantôt l’autre, mais jamais les deux ensemble, n’est autre que le cristal des vertus sensitive et imaginative : (…) comme le montre Averroès avec l’image des deux faces du miroir que l’on ne peut regarder en même temps, il est possible de contempler le fantasme dans l’imagination (cogitare) ou la forme de l’objet dans le sens, mais jamais les deux simultanément. (St, 139)



Le désir de transcender la réalité immédiate pour s’élever au niveau du mythe, à la recherche de ce que nous avons nommé paradis perdu, débouche fréquemment sur l’idée, relativement commune, que le rêve, ou le fantasme, ne sauraient être mis à l’épreuve des faits sans se trouver en quelque sorte souillés. Notion fortement enracinée dans la pensée occidentale depuis l’apparition de l’amour courtois, qui trouve une admirable illustration dans le Roméo et Juliette de Shakespeare. Lorsque Roméo, caché derrière une tenture à la fête donnée par les Capulet, découvre l’éblouissante beauté de Juliette, il s’écrie :

O she doth teach the torches to burn bright!

It seems she hangs upon the cheek of night

As a rich jewel in an Ethiop’s ear –

Beauty too rich for use, for earth too dear!139


Cependant, l'édification de constructions imaginaires pareilles à des châteaux de cartes par le processus de cristallisation place sous la menace permanente d’un retour à la réalité immédiate. Ce type de comportement a été largement illustré par les romanciers français des XIXeme et XXeme siècles, et analysé par René Girard dans son essai Mensonge romantique et vérité romanesque. Girard souligne comment chez Stendhal la possession effective de l’objet dépouille celui-ci de l’aura dont il avait été arbitrairement nimbé : « À l’instant où le héros stendhalien s’empare de l’objet désiré, la 'vertu' fuit comme le gaz d’un ballon que l’on crève. C’est l’objet soudainement désacralisé par la possession et réduit à ses propriétés objectives qui provoque la fameuse exclamation stendhalienne : 'Ce n’est que cela !' »140

Le fonctionnement du héros proustien n’est pas différent ; chez Swann aussi c’est l’inconnu qui se pare d’attraits imaginaires. « Plus les choses (…) étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions ».141 René Girard détecte dans ce désir qu’il qualifie de métaphysique une quête du divin à travers les objets terrestres, généralement par le truchement d’un médiateur, qui débouche sur des comportements de type masochiste.


Le passionné recherche le divin à travers l’obstacle infranchissable, à travers ce qui, par définition, ne se laisse pas traverser. (…) Toutes les victimes du désir métaphysique, y compris les masochistes, convoitent la divinité du médiateur et c’est pour cette divinité qu’elles accepteront, s’il le faut, - et il le faut toujours – ou même qu’elles rechercheront, le honte, l’humiliation et la souffrance. (MRVR, 225)


A travers le propos de Girard se dessine l’attitude ambivalente de celui qui se refuse à satisfaire le désir afin de l’enrichir de fantasmes toujours plus nombreux. Ce mode de fonctionnement caractéristique nous entraîne aussi bien sur les traces du masochisme que de l’amour dit courtois ; dans ses Dialogues avec Claire Parnet, Gilles Deleuze établit un parallèle entre ces deux postures, dont le point commun serait selon lui la tentative de créer un champ d’immanence en retardant la satisfaction du désir.


(…) il est bien connu que l’amour courtois implique des épreuves qui repoussent le plaisir. (…) Ce n’est certes pas une manière de privation. C’est la constitution d’un champ d’immanence où le désir construit son propre plan, et ne manque de rien () C’est le processus immanent du désir qui se remplit de lui-même, c’est le continuum des intensités, la conjugaison des flux. (120)


Les deux attitudes viseraient donc à construire un univers entier par la mobilisation de l’énergie érotique ainsi mise en réserve, la pulsion privée de satisfaction se nourrissant de son propre manque. Cette volonté de prolonger le désir, de l’enrichir à plaisir de fantasmes souvent complexes dans la faille creusée entre pulsion et satisfaction risque naturellement de s’avérer dangereuse. Cet obscur objet du désir, film du réalisateur espagnol Luis Buñuel, explore tout entier cette brûlante béance qui s'ouvre et s'élargit, jusqu'à produire une tension et un déséquilibre insoutenables dont elle se nourrit. Suggérant lui aussi que les postures de privation et d’ascétisme s’avèrent souvent productives, le narrateur d’OTR souligne à quel point la créativité anglaise a fleuri sur un terreau de manque et de frustration.


(…) It seemed to him that these people had written so magnificently about good food not because they always had it, but because they had it rarely and therefore made great dreams and fantasies about it, and it seemed to him that this same quality - the quality of lack rather than of possession, of desire rather than fulfilment – had got into everything they did, and made them dream great dreams, and do heroic acts, and had enriched their lives immeasurably. (OTR, 610)



Intuitivement, Eugène perçoit très vite que pour mieux jouir du fantasme il faut renoncer à la satisfaction du désir. Lorsque se développe la relation passionnelle entre Laura James et lui, il est tenté de s’éloigner de la jeune femme pour mieux profiter du sentiment naissant qu’il éprouve pour elle : « Il voulait en même temps tenir Laura contre lui et la quitter pour pouvoir penser à elle dans la solitude ».142 Le même mécanisme se met en place en ce qui concerne son attachement à son pays, qu’il lui est plus facile de comprendre et d’apprécier de loin, ainsi que le souligne Monique Decaux. « Pour découvrir l’Amérique, il doit partir, et c’est ‘à l’étranger’ qu’il la ‘retrouve, selon son cœur, sa mémoire et son esprit’»(SN, 24). Le narrateur de The Web and The Rock fait la même remarque au sujet du Sud, affirmant que si les sudistes ne manquent aucune occasion de réaffirmer la supériorité absolue de Dixie sur le reste du pays ou même du monde, et se déclarent prêts à tout donner pour elle, y compris leur vie, c’est à condition de ne pas y vivre.143 Une telle attitude rappelle étrangement l’acedia que dénonçaient au Moyen Âge les pères de l’église et qu’Agamben définit ainsi : « L’acedia (…) communique avec son objet sur le mode de la négation et de la carence. (…) chacun de ses traits dessine en creux la plénitude de l’objet dont elle se détourne ; et chacun des gestes qu’elle accomplit pour le fuir témoigne de la permanence du lien qui la relie à lui (St, 28). (…) Il s’agit d’une perversion de la volonté qui veut l’objet, mais non la voie qui y conduit, et qui tout à la fois désire et barre la route à son propre désir »(26).

Agamben fait ressortir le caractère délibéré de l’entreprise mélancolique, qu’il assimile à une véritable stratégie mentale. Il ne s’agit pas simplement, selon lui, de préférer passivement l’imaginaire au réel, mais bel et bien d’empêcher le désir de se satisfaire, le rêve de se réaliser, afin de donner vie au fantasme : « La perte imaginaire qui obsède tant l’intention mélancolique ne porte sur aucun objet réel, parce que c’est l’impossible captation du fantasme que vise sa funèbre stratégie »(St, 57). » Voici en quels termes Agamben analyse le fonctionnement que met en œuvre le mélancolique afin d’atteindre son but.

 

(…) la mélancolie offre le paradoxe d’une intention endeuillée qui précède et anticipe la perte de l’objet. (…) En recouvrant son objet des noires tentures du deuil, la mélancolie lui confère la fantasmagorique réalité de l’objet perdu ; mais dans la mesure où elle est le deuil d’un objet insaisissable, sa stratégie permet à l’irréel d’accéder à l’existence, délimitant une scène sur laquelle le moi peut entrer en rapport avec lui et tenter une appropriation qu’aucune possession ne pourrait égaler, qu’aucune perte ne pourrait compromettre.

(Ainsi) la mélancolie ne parvient à s’approprier son objet que dans la mesure où elle en affirme la perte. (48)


Mettant à jour les mécanismes de la stratégie, Agamben précise que l’objectif, passablement retors, du mélancolique, est l’ouverture d’un vaste domaine imaginaire dans lequel il pourra procéder à toutes sortes d’appropriations a priori impossibles.


Dans cette perspective, la mélancolie serait moins une réaction de régression devant la perte de l’objet aimé qu’une aptitude fantasmatique à faire apparaître comme perdu un objet qui échappe à l’appropriation. Si la libido se comporte comme si une perte avait été subie, bien qu’en réalité rien n’ait été perdu, c’est parce qu’elle met ainsi en scène une simulation dans et par laquelle ce qui ne pouvait être perdu – puisque jamais possédé – apparaît comme perdu, et ce qui ne pouvait être possédé – puisque irréel peut-être – devient appropriable en tant qu’objet perdu. (48)  


Ainsi la jeunesse de l’homme, quelle qu'en ait été les limites ou imperfections, est-elle une période de la vie qu'on idéalise et porte aux nues après l'avoir quittée, afin de pouvoir la regretter indéfiniment.

Man’s youth is a wonderful thing : It is so full of anguish and of magic and he never comes to know it as it is, until it has gone from him forever. It is the thing he cannot bear to lose, it is the thing whose passing he watches with infinite sorrow and regret, it is the thing whose loss he must lament forever, and it is the thing whose loss he really welcomes with a sad and secret joy, the thing he would never willingly re-live again, could it be restored to him by any magic. (OTR, 460)



Les dernières lignes sont éloquentes : même si l’homme se doit de pleurer encore et toujours sa jeunesse enfuie, pour rien au monde il ne voudrait la revivre telle quelle. Et la nostalgie avec laquelle il la rappelle ne saurait faire oublier le soulagement d’en être libéré. De même en va-t-il sans doute du paradis perdu : tout comme la femme idéale décrite plus haut, le passé se trouve enrichi à priori de multiples vertus, décrété symbole absolu d’harmonie, puis comparé à la réalité présente afin d’être indéfiniment regretté. Ainsi aime-t-on par dessus tout ce qui nous échappe, ce que l’on a, ou croit avoir, perdu ; c’est après la mort de Ben que les autres membres de la famille prennent conscience de leur attachement pour lui, le contemplant « comme on se souvient d'un monde oublié et enchanté ou comme ceux qui, devant un cadavre, voient pour la première fois un dieu disparu ».144

Ainsi après la mort de Ben la mère s’invente-t-elle une harmonie perdue qu’elle peut pleurer : « Eliza (…) était assise devant le feu à Dixieland, les mains croisés, et elle revivait un passé de tendresse et d'affection qui n'avait jamais existé (…) et fabriquait mille légendes autour de cette âme perdue et douloureuse ».145 De même, évoquant, désabusée, son mari Gant au bout d’annés d’incompréhension et de déchirement, elle fait preuve à son égard d'une empathie et d'une miséricorde à laquelle son comportement de femme d'affaires dure et implacable ne nous a guère habitués : « elle gardait le souvenir de l'éclatante et palpitante couleur de sa vie et de cette chose perdue et blessée qui était en lui et qu'il ne trouverait jamais ».146

Quant à George Webber, qui souhaitait se rendre en Europe contre l’avis de sa famille, ne possédait en fin de compte ni le Graal qu’il aurait aimé conquérir, ni la patrie perdue qu’il aurait pu retrouver : « son mal était symptomatique de l'époque : pathétique vagabond rongé par le mal du pays, il rentrait au foyer qu'il n'avait pas, Jason tondu, toujours en quête et toujours insatisfait, rentrant les mains vides, sans Toison d'Or ».147

On sait que Wolfe a multiplié les voyages sur le vieux continent, et l’influence sur lui d’un certain mode de pensée européen nous semble transparaître dans la similitude entre sa démarche et celle de Gérard de Nerval, « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé », autre chantre de la mélancolie. Dans le célèbre texte en prose intitulé Sylvie, le narrateur, Jerard, pris dans un complexe réseau d’attirance qui met en scène autour de lui trois personnages féminins, Adrienne, Sylvie et une actrice de théâtre, évoque une série de souvenirs personnels. Dans une étude intitulée Les brumes de Valois, Umberto Eco décèle dans le récit ce qu’il nomme « effet de brume », effet qui porterait aussi bien sur la chronologie des événements et la topographie des lieux, que sur le comportement du narrateur : « Dès que son objet de désir s’approche de lui, Jerard trouve une raison pour s’en éloigner ».148

Adepte lui aussi de la stratégie funèbre, Jerard s’efforcerait, sans en être sans doute pleinement conscient, de maintenir chacune des trois femmes suffisamment à distance pour qu’aucune relation ne prenne véritablement corps, figeant toute idée de mariage, vie commune ou simplement aventure possible à l’état de simple rêve, ou de virtualité, et fuyant d’un pôle féminin à l’autre afin de maintenir chacun à l’état de pure chimère.

(…) à chaque dissolution croisée, où une figure féminine s’évapore dans l’autre, ce qui était irréel devient réel ; mais justement parce que ce réel se place à portée de main, il est prêt à se changer en quelque chose d’autre encore. 

Le mal obscur de Jerard est qu’il doit toujours refuser ce qu’il désirait auparavant, et précisément parce que cela devient comme il rêvait que cela devînt (80-81)(…) Mirène Ghossein (…) entrevoyait une continuelle dyscrasie entre ce qui s’institue comme idée platonique et ce qui se révèle comme ombre décevante de la caverne. Je ne sais pas si Nerval pensait à Platon, mais certainement, le mécanisme est celui-ci : au fur et à mesure que quelque chose apparaît à portée de main (réel, au sens commun du terme), cela devient ombre et ne tient pas la comparaison avec (ne correspond plus à) l’image idéale rêvée. (Les brumes de Valois, note p. 81)



Nombreux sont les épisodes, les expressions, qui dans l’œuvre de Wolfe peuvent évoquer la mise en place de cette stratégie funèbre. Face au réel tel qu’il lui apparaît, le personnage, comme pris de nausée, est tenté de fuir pour aller débusquer ailleurs l’insaisissable chimère qu’il poursuit : « À chaque instant dans les rues de la ville j'éprouvais un désir extrême de m'enfuir et de quitter la ville, ne fût-ce qu'à cause de la joie que j'y ressentais. Et lorsque j'étais loin d'elle j'éprouvais à chaque instant la même envie d'y revenir ».149 Animés d'un redoutable esprit de contradiction, ils manifestent la même tendance que Jerard à repousser ce qui s’offre à eux pour ne poursuivre que ce qui leur échappe.


Thus, by an ironic twist which at the time he did not see or understand, this youth, who in his childhood, like a million other boys, had dreamed and visioned in the darkness of the shining city, and of the fortunate good and happy life that he would find there was now fleeing from it to find in unknown little towns the thing that he had come to the great city to possess. (OTR, 474)


« Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas », a écrit Baudelaire dans Any Where out of the World, et l’expression de ce spleen correspond bien au chemin de croix du héros wolfien, tenaillé entre attitudes ambivalentes d’exaltation et de lassitude, pris dans des comportement cyclothymiques, lancé dans une quête perpétuelle, toujours insatisfaite, toujours renouvelée, qui à terme débouche sur l’épuisement.

Burning with desire for everything except the thing he has, and tired of anything he has the moment that he has it ! (…) Always believing he will find something strange and rich and glorious somewhere else, when all the glory and the richness in the world is here before him, and the only hope he has of finding, doing, saving anything is in himself, and by himself! (WR, 638)


Dans OTR, Helen la sœur en vient à s'interroger sur l’absurdité d'un comportement qui ne lui est que trop familier.


Why do we waste our lives – exhaust our energy – throw everything good away on falseness and lies and emptiness ? Why do we deliberately destroy ourselves this way, when we want joy and love and beauty and it is all around us in the world if we would only take it? (…) What is this horrible thing in life that makes us throw ourselves away - to hunt out death when what we want is life ? (246-247)



Ses propos se trouvent illustrés par le comportement de George Webber dans le chapitre 26 de The Web and The Rock, sorte de plongée dans l’univers d’Esther Jack, et qui s’intitule Penelope’s Web. Pénélope, on le sait, défaisait la nuit l’ouvrage qu’elle avait composé le jour, et l’on peut se demander si George ne trouve pas son compte dans une déconstruction similaire. Cette image de toile, ou tapisserie de Pénélope, prend corps un peu plus loin : ayant quitté Esther, lui ayant imposé son absence, George, en une attitude à la fois naïve et perverse, se complaît à imaginer la jeune femme seule dans sa chambre, accablée de tristesse, en train de penser à lui : “I think of you”. On peut même se demander s’il n’y aurait pas l'édification systématique d’une sorte de mal-être dans la tradition des tenants de l’amour courtois. Le Tristan et Iseut de Thomas, cité par Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident, révèle que le lot presque assuré de ceux-ci était une forme de perversité destructrice, avec son cortège de maux et de souffrances.


Jamais il n’eût méprisé le bien qu’il a, s’il n’eût pas été le sien : son cœur ne prend en aversion que le bonheur qu’il est contraint d’avoir. Le lui eût-on refusé, il se serait lancé à sa recherche, pensant toujours trouver mieux, parce qu’il n’aime pas ce qu’il a !…Ainsi en advient-il à beaucoup de gens. (…) D’irréalisables désirs, d’impossibles convoitises les conduisent à ne rien faire dans leur détresse qui n’irrite leur amertume…   150



Dans OTR, Eugène fait au crépuscule une promenade dans la campagne auprès d’une jeune fille qu’il connaît à peine, et qui d’ailleurs est fiancée à un Suédois. Le narrateur, en se remémorant cet épisode de sa jeunesse, se souvient de la souffrance éprouvée par avance à l’idée de quitter cette inconnue, comme s’il regrettait la perte d’une relation jamais advenue, jamais réalisée, comme s’il célébrait la perte pour elle-même, conférant à celle-ci une forme d’universalité : « Cette séparation destructrice provoquait en lui un sentiment de perte et de vide aigu et éprouvant et dévastateur – comme si une fleur rare et magnifique eût été brutalement déracinée de la seule terre capable de la produire et de la nourrir, terre vouée à demeurer dorénavant, de par cette perte adorée, comme endeuillée ».151 Le terme anglais “bereft” s’applique parfaitement à cette notion de perte, de dépossession essentielle, quasi ontologique.

“I could not love except where Death

Was mingling his with Beauty’s breath…”152 écrivait Edgar Poe, et il est vrai que chez Thomas Wolfe aussi les « noires tentures du deuil » que mentionne Agamben ne sont jamais très loin. Le bonheur le plus intense, placé sous la menace du temps qui en prépare l'anéantissement, suggère ipso facto l'idée même de la mort. Ainsi, au cœur même d'une nuit magnifique passée en compagnie de son père, l'héroïne de In the Park voit-elle s'imposer à elle, comme un memento mori, l'implacable certitude que celui qu'elle vénère est voué à disparaître.


And the words were so lovely, the music was so grand, that somehow it made me want to cry, and (…) he cried out, Glory! (…), and I saw his wild and beautiful brow there in the darkness, and I turned my eyes up toward the sky and there were the tragic and magnificent stars, and a kind of fate was on his head and in his eyes, and suddenly as I looked at him I knew that he was going to die. (SS, 258)



Nous avons souligné cette prégnance de la mort, réelle ou symbolique, dans l’univers de l’auteur, et la place accordée aux disparitions de Grover, de Ben et de Gant. Cette valorisation du deuil se trouve également suggérée par la métaphore suivante, attribuée au père d'Eugène peu de temps avant sa mort : « Il revint à l'esprit de Gant que le blé qui entourait le cimetière paraissait plus vert et plus riche que tout autre blé qu'il eût jamais vu ».153

Si la terre est féconde autour des cimetières, le narrateur de LHA souligne aussi l’indécente proximité entre mort et plaisir au cours de l’enterrement de Ben : « Derrière le grand masque mondain du chagrin, les yeux du deuil brillaient d'un désir terrible et indécent, d'une ardeur inqualifiable ».154 Idée qu’exprime de façon très directe le romancier anglais Graham Greene dans The Tenth Man : « Tant de tristesse dans le plaisir et tant de plaisir dans la tristesse ».155 

On se souvient des étranges compliments adressés par William Faulkner à Thomas Wolfe, saluant chez celui-ci un échec splendide, majestueux, qui aurait dépassé en qualité celui de ses contemporains : « Parmi ses contemporains et les miens, je classe Wolfe en première position parce qu'étant donné que nous avions tous échoué c'est lui qui a échoué le plus brillamment, car c'est lui qui a tenté le plus désespérément d'en dire le plus ».156 Assez curieusement lorsqu’on sait combien Wolfe souffrit du manque de reconnaissance pendant de nombreuses années, Faulkner ajoutait : « Ce qui perturbait Wolfe, c'est que le succès en Amérique était devenu trop facile ».157 Faulkner aurait-il intuitivement mis à jour une des tendances profondes de son contemporain ? Toujours est-il que Monique Decaux met l’accent sur la même notion, définissant la quête du Graal comme la « problématique de l’échec et (le) désir de répéter l’échec ». À en croire les confessions d'Eugène dans LHA, de nombreux artistes ou intellectuels se complaisent dans des comportements autodestructeurs, le domaine de l’art et de la beauté étant un espace trouble et quelque peu malsain, interdit aux timorés, - “forbidden to the sterilized(518), qu’on ne peut approcher sans prendre des risques : « Il s'aperçut que ce qu'il y avait de plus raffiné et de plus beau dans la vie humaine avait le caractère miraculeux et maladif de la perle. (…) (Il) regardait les visages des seigneurs de la terre – et il y voyait les traces d'usure et de destruction laissées par la belle maladie de la pensée et de la passion ».158

Quant à l’artiste type, il se dessine à travers cet étonnant portrait que le narrateur brosse de Coleridge, où la dérision le dispute à la sympathie : «(…) Coleridge à vingt-cinq ans, bouche sensuelle et molle, ouverte comme celle d'un crétin, grands yeux absents où, dans les profondeurs opiomanes, se cache la vision d'océans hantés par l'albatros, grand front blanc – une tête où s'allient Zeus et l'idiot du village ».159

C. LES PRATIQUES TEXTUELLES



Les quêtes spéculaires que nous venons d’analyser, pareilles à des plongées en miroirs de moins en moins fidèles, de plus en plus déformants, illustrent le fonctionnement caractéristique de l’imaginaire tel que l’appréhende Ortigues dans Le discours et le symbole.


La conscience voit toujours dans sa représentation autre chose qu’elle-même mais elle ne retrouve pourtant dans cet autre que ce qu’elle y a mis ; (…) C’est ainsi que J. Lacan a pu très justement définir l’essence de l’imaginaire comme une ‘relation duelle’, un dédoublement équivoque, ‘en miroir’, une opposition immédiate entre le sujet et son autre où chaque terme passe immédiatement l’un dans l’autre et se perd indéfiniment dans ces jeux de reflets. L’imagination et le désir sont le propre d’un être fini qui ne peut sortir de la contradiction immédiate entre soi et son autre que par la genèse d’un troisième terme, d’un ‘concept’ médiateur qui, en déterminant chaque terme, les ordonne en relations réversibles et progressives, développables en un discours.  160

Ce n’est que par le discours, c’est-à-dire le langage, que l'expérience pourra être circonscrite et transcendée : « C’est au moment où le pas du marcheur n’est plus là que son empreinte, sa trace apparaît dans la poussière. Le mot implique le sacrifice de la chose (Hegel) ».161 Pourtant, l'espace entre le mot et la chose, entre l'événement et sa représentation, autorise toutes les dérives ; en littérature, il n'est pas de récit objectif. Thomas Wolfe semble avoir porté cette évidence à ses ultimes conséquences, non sans une certaine candeur : l'écart ténu qui sépare chez lui l'auteur du narrateur, voire du personnage, semble avoir débouché sur l'affirmation d'un « caractère » omniprésent qui monopolise la parole et présente la réalité telle qu'il la voit, avec un esprit de sérieux assez démodé. Nous analyserons dans un premier temps le choix de l'illusion que revendique ouvertement celui que nous avons baptisé narrateur omnipotent, puis la mainmise qu'il exerce sur la diégèse, et enfin la subtile dysnarration qu'il met en place, ou qui s'instaure toute seule dans le texte, et qui révèle la stratégie mélancolique à l'œuvre.



a. Les mensonges du paradis


On peut lire dans LHA qu'Eugène fut très tôt privé de ses illusions sur ses semblables et déçu par les êtres qui l’entouraient.


One by one the merciless years reaped down his gods and captains. What had lived up to hope ? What had withstood the scourge of growth and memory ? Why had the gold become so dim ? All of his life, it seemed, his blazing loyalties began with men and ended with images ; the life he leaned on melted below his weight, and looking down, he saw he clasped a statue. (212)


Ainsi se développa chez lui le rejet délibéré d’une réalité qui le dérangeait : « il avait commencé à se fabriquer une vaste mythologie qui lui était d'autant plus précieuse qu'il la savait illusoire. Par moments, obscurément, il en venait à penser que les hommes – les créateurs – ne doivent pas se vouer à la vérité, mais à la fable »(333-334).162 Ce qui peut surprendre dans la citation précédente n’est pas tant l’idée exprimée quant au fond que le caractère délibéré du positionnement, confirmant que la posture mélancolique correspond bien à un véritable choix ; le personnage revendique sans ambages le droit à choisir l’illusion ou le mensonge, qu’il pose comme plus gratifiants que la vérité. Ici apparaît déjà ce qui sera probablement l’une des caractéristiques de l’écriture wolfienne : une extrême sincérité de ton, totalement dégagée des normes, convenances idéologiques ou politiques, frôlant volontiers la naïveté ou l’indécence, qui d'une certaine façon apparente l’auteur au Rousseau des Confessions par exemple.

Les gens étant décevants et la vie ennuyeuse, Eugène insuffle donc à celle-ci une dose de magie, de merveilleux, qui la rendra supportable, sans se leurrer pour autant sur le caractère artificiel et volontariste d’une telle attitude. De son ami Harry Parkinson, qui lui révèle preuves à l’appui que le Père Noël n’existe pas, il écrit : « C'était le briseur de rêves ; un soir, alors qu'ils étaient allongés à bavarder, il anéantit pour toujours l'enchantement de Noël ».163 A la lumière crue qui révèle contours, détails et vices cachés de chaque chose, il préfère ce clair-obscur du crépuscule qui lui permet d’imaginer une réalité plus belle : « (Le) clair de lune (…) couvrait la terre d'une sorte d'aube magique et irréelle. C'était une lumière qui effaçait toutes les arêtes et masquait toutes les plaies ouvertes. A tous les objets ordinaires et familiers (…) elle donnait les mêmes et merveilleux reflets ».164 De là son goût pour l’obscurité, sorte de dictame qui va guérir toutes les blessures du jour : « La nuit couvrit cette ville comme une rosée, effaçant toute la détresse de ce jour, toutes ses cruelles confusions ».165 Bien sûr une telle bataille en faveur de l’illusion n’est jamais gagnée, car sans cesse la triste réalité se rappelle au souvenir d'Eugène. Mais par sa constance, sa persévérance, ses efforts sans cesse renouvelés, il parvient à rester dans l’ignorance et à ne jamais voir les choses tout à fait comme elles sont : « Sans répit, ce démon tournoyait, fondait sur un objet, volait autour de lui, repartait et revenait se percher, victorieux et malfaisant, ne laissant qu'une carcasse misérable et grossière là où une merveille lui était apparue. Il se rassurait en voyant qu'il ne changerait jamais – qu'il lui restait du moins le clinquant et les oripeaux».166

Une telle attitude, par laquelle Eugène se raccroche à une réalité subjective qui n'est peut-être que factice vernis, pourrait bien recouvrir quelque pessimisme fondamental. Utilisant le recul que lui confère sa position, le narrateur wolfien replace à l’occasion quête individuelle, exploration du moi et recherche de la vérité dans un contexte d’humilité désenchantée : « Ainsi il apparaît souvent que, lorsqu'on s'imagine avoir repoussé les frontières de sa vie, brisé les limites, s'être projeté, libre, dans l'espace éthéré, on n'a rien fait d'autre qu'échanger une vieille superstition contre une nouvelle, qu'abandonner un beau mythe pour un autre bien plus quelconque ».167

Encore une fois, la puissance du fantasme, sa force de persuasion, se trouvent réaffirmés, primant sur l'exactitude des faits ou la véracité historique. « L'imaginaire se moque de l'authenticité »(M, 47),  écrit Jackie Pigeaud, et il ajoute : « Quand on comprendra qu'un faux peut être essentiel, une légende, un mythe aussi important que la vérité, on aura beaucoup progressé dans l'étude de la cohérence de l'imaginaire et dans l'histoire de la culture »(48). Wolfe aurait sans doute souscrit à une telle affirmation ; il n'est que de lire ces quelques lignes sur la relation d'osmose qui se noue entre Zack Joyner, colosse intrépide et autoritaire qui semble concentrer toutes les caractéristiques du héros de la frontière, et les administré de Catawba qui se reconnaissent en lui jusqu'à le transformer en mythe.


They (his people) tell a thousand stories about him today. What does it matter if many of the things which they describe never happened? They are true because they are the kind of things he would have said, the kind of things that would have happened to him. (…) How much the man shaped the myth, how much the myth shaped the man, how much Zack Joyner created his own folk, or how much his people created him – no one can know, and it does not matter.

THB, 223-224


b. Le narrateur omnipotent


Le narrateur affirme donc une véritable mainmise sur le récit, et développe une forme d’égocentrisme diégétique ; plongé dans son univers personnel, confronté à ses démons, il monopolise pour ainsi dire la parole et s’avère souvent incapable de modifier le cours de son récit. Michel Zéraffa a souligné que « pour mettre en présence des contenus psychiques et des objets contingents, le romancier qui utilise le monologue intérieur a besoin d’un médiateur faisant en sorte que les éléments du dehors et ceux du dedans puissent se répondre, et en cela cet écrivain, recourant à un mode narratif subjectif, se montre plus souverain, plus omniscient que Balzac, écrivain de l’objectivité »(PP, 134).  Ainsi le personnage narrateur est-il souvent le seul que Thomas Wolfe parvienne à faire exister pleinement : ceux qui l’entourent se trouvent réduits au rôle de faire-valoir. Incapable de modifier la focalisation du récit, l’auteur ne parvient à leur donner vie qu’en leur attribuant ses propres mythes, rêves et images, sorte de clé langagière qui leur ouvrirait les portes de son univers. Amélie Moisy parle à ce propos de « la phagocytose qui démontre la difficulté que Wolfe avait à décrire l'autre »(RF, 223). Celle-ci se vérifie dans le dernier chapitre d’OTR, lors de la rencontre entre Eugène et Esther sur un immense paquebot en partance pour les États-Unis ; on sait que Thomas Wolfe et Aline Bernstein firent connaissance dans des circonstances similaires. Le point de vue narratif adopté dans le récit est celui de la femme, qui vient de remarquer le jeune homme au milieu de la foule anonyme des passagers agglutinés.


Ah secret and alone, she thought – how lean with hunger, and how fierce with pride, and how burning with impossible desire he bends there at the rail of night – and he is wild and young and foolish and forsaken, and his eyes are starved, his soul is parched with thirst, his heart is famished with a hunger that cannot be fed, and he leans there on the rail and dreams great dreams, and he is mad for love and is athirst for glory, and he is so cruelly mistaken – and so right! … Ah, see, she thought, how that wild light flames there upon his brow – how bright, how burning and how beautiful – Oh passionate and proud!- how like the wild, lost soul of youth you are, how like my lost father who will not return!

(OTR, 890-891)


La répétition un peu artificielle de l’incise “she thought” ne saurait faire illusion : nous n’entrons pas ici dans l’univers imaginaire d’Esther, mais bel et bien dans celui d' Eugène, ou de Wolfe lui-même, absorbé dans une phase d’auto-contemplation narcissique. Le style aussi bien que les images, tout à fait caractéristiques de l’auteur, le prouvent assez : Eugène n'est pas ici près d'Esther mais de son double wolfien, ce « caractère » qui veut être aimé pour sa faim, sa soif, ses rêves ou son insatisfaction foncière, pour ce grand vide à l’intérieur de lui-même. Et tandis que la distance entre auteur, narrateur et personnage se réduit à sa plus simple expression, se creuse parallèlement la faille entre le sens premier du texte et ce théâtre d'ombres à peine voilé qui ne demande qu'à se révéler.

Attelé à la création d'un univers mythique placé sous le signe de l'illusion, le narrateur omnipotent tente, tout comme ses personnages, d’adoucir et d’enjoliver la réalité. Croyant ou feignant de croire que la puissance de son verbe peut, comme celle de Dieu, modeler l’univers selon ses désirs, il s’abandonne à ce que nous appellerons l’affirmation propitiatoire. Par celle-ci, il construit par exemple l’image du père mythique, omniprésent dans l'œuvre de Wolfe.


I thought (…) that I would see him (…) lunging toward the house bearing the tremendous provender of his food and meat, bringing to us all the deathless security of his strength and power and passion, bringing to us all again the roaring message of his fires that shook the firefull chimney throat with their terrific blast, giving to us all again the exultant knowledge that the good days, the magic days, the golden weather of our lives, would come again, and that the dream-like and phantasmal world in which I found myself would waken instantly. (SS, 80)


Pour autant, sa prose foisonne d’éléments suggérant les limites du père réel, colosse aux pieds d’argile. Voici par exemple les propos virulents qu’adresse, à bout de patience, Esther à George pour tenter de lui ouvrir les yeux sur la nature et le rôle de ce père réel qu’il vénère sans le moindre discernement.


Yes, a great bum ! (…) A great whisky drinker! A great woman chaser ! That’s what he was! He gave you a fine home, didn’t he? He left you a large fortune, didn’t he? You ought to thank him for all he’s done for you! Thank him for making you an outcast and a wanderer! Thank him for filling your heart with hate and poison against the people who have loved you! Thank him for your black, twisted soul and all the hate in your mad brain! Thank him for making you hate yourself and your own life! Thank him for making a monster of you who stabs his friends to the heart and then deserts them! And then see if you can’t be as much like him as you can! (WR, 605)



La réplique intolérante, exaspérée et rageuse de George montre qu’elle a touché juste et nous révèle surtout l’étendue de sa névrose : les propos d’Esther sont pour lui sacrilège. Même si bien sûr le père de George ne peut être assimilé à celui de Wolfe, il ne lui est pourtant pas totalement étranger ; et l’on peut se souvenir aussi des pensées secrètes d'Eugène avant de rendre visite à son propre père à l’hôpital Hopkins de Baltimore, où les médecins le savaient condamné : « Il savait en son for intérieur que pour le misérable vieillard gémissant et affaibli qu'il allait rencontrer le lendemain il n'éprouvait pas le moindre amour ».168


    C. La dysnarration.

Il semble qu'en de pareilles occasions la réalité retrouve voix au chapitre, et que le texte refuse de se laisser entraîner dans la direction choisie et revendiquée par le personnage narrateur, l’obligeant à fournir au lecteur des clés supplémentaires. On songe ici au concept de dysnarration développé par Francis Vanoye, à la suite d'Alain Robbe-Grillet : « La dysnarration substitue à un produit fini les éléments d’un produit en train de se faire. Elle instaure au coeur de la continuité des failles, des béances, des syncopes révélatrices d'un fonctionnement, critiques d’une idéologie. (…) Elle dénonce (…) l’imposture de ce qui se donne pour évidence et vérité, mais elle propose de nouvelles représentations ».169 Ainsi, la fracture qui caractérise la personnalité du narrateur mélancolique va se retrouver dans le texte, sous forme d'un écartèlement entre signifiant et signifié.

Agamben a souligné après d'autres le rôle déterminant chez le mélancolique de la création artistique, sorte de relais entre univers imaginaire et réalité contingente.


(L)’objet irréel de l’introjection mélancolique ouvre un espace qui n’est ni la scène hallucinée et onirique des fantasmes, ni le monde indifférent des objets naturels ; mais c’est dans cette zone intermédiaire, dans ce lieu épiphanique, quelque part sur la « terre sans maître » entre l’amour narcissique de soi et le choix d’un objet extérieur, que pourront venir un jour se placer les créations culturelles, l’entrebescar des formes symboliques et des pratiques textuelles par lesquelles l’homme entre en contact avec un monde qui lui est plus proche qu’aucun autre et duquel dépendent, plus directement que de la nature physique, son bonheur et son malheur. (St, 58) 


En ce sens, la création artistique peut apparaître comme l'illustration du fantasme, donnant à voir à la fois la réalité que dépeint l'auteur et les distorsions qu'il fait subir à celle-ci. Nous avons analysé précédemment la position double qu'implique la stratégie du mélancolique, à la fois manipulateur et manipulé. La mise en scène de cette stratégie au niveau littéraire suppose de la part de l'auteur/narrateur un complexe jeu d'équilibre, un subtil mouvement de balancier par lequel, suivant les moments, il rapprochera davantage son lecteur de la position du manipulé ou de celle du manipulateur. Naturellement, la lucidité supposée de l'auteur le prédispose à ce second rôle, qui lui permet aussi de démonter les mécanismes de fonctionnement de la stratégie mélancolique.

Nous analyserons cette dysnarration à l’œuvre dans le chapitre XXIX de Look Homeward Angel, où le mensonge romantique, pour reprendre l’expression de René Girard, étend son emprise sur la diégèse même. Ce chapitre développe la relation, brève mais intense, entre Eugène et Laura. Nous avons déjà souligné qu’une distorsion de la réalité est nécessaire à Eugène pour voir la jeune femme telle qu’il la souhaite et s’abandonner à l’amour. Âgé de seize ans, il voudrait concilier deux désirs contradictoires : explorer le monde afin d’y vivre sa vie tout en gardant Laura en réserve, de façon à pouvoir reprendre à volonté cette relation au point où il l’aura laissée. Lorsqu’il implore de la jeune femme, déjà fiancée à un autre à son insu, qu’elle passe sa vie à l’attendre sans faire le moindre projet personnel, celle-ci lui fait remarquer l’extravagance de telles exigences ; et lorsqu’elle tente, par quelques allusions, de lui faire comprendre sa situation réelle, Eugène, par sa pathétique intransigeance, force Laura à prononcer les paroles magiques d’allégeance, les mensonges sacrés qu’il attend d’elle : « Et moi, je n'aimerai jamais personne d'autre ! Je ne te quitterai jamais ! Je t'attendrai toute ma vie ! Oh, mon petit, mon petit ! »170 L’exigence du personnage est telle qu’elle semble ébranler jusqu’au narrateur, en lui intimant d’affirmer la sincérité de Laura : « Serrés l'un contre l'autre, ils eurent ce moment radieux, merveilleux, sur cette île de magie où l'on n'entendait plus le monde, et où ils croyaient tout ce qu'ils disaient » (souligné par nous).171

Le dernier paragraphe du chapitre reprend le même procédé, en annonçant de façon brutale et proleptique la disparition de Laura et son mariage avec un autre, bientôt suivis de la mort prématurée de la jeune femme. Cette « union que nous n'avions pas prévue »(souligné par nous)172 peut renvoyer au retour de Laura dans le sein de la nature, où les vers vont s'empresser de la dévorer, mais aussi au mariage imminent de la jeune femme. Or comment celle-ci aurait-elle pu ne pas prévoir son propre mariage alors qu’elle était déjà fiancée ? Ou serait-ce que ce “we” tente d’associer discrétionnairement le lecteur au narrateur et au personnage ? L’extrême possessivité d'Eugène, non contente d’emprisonner Laura dans son romantisme sombre, jette son dévolu sur la diégèse elle-même et la force à lui obéir, comme pour conjurer le sort et assurer la réalisation de la prophétie. Ainsi, à travers le mouvement du récit, le signifiant échappe à son signifié, et le personnage, ou l’auteur, se révèle enfin tel qu’en lui-même.



CONCLUSION



Cette brisure constitutive, plus brûlante sans doute chez Wolfe que chez bien d’autres, explique peut-être la diversité des réactions qu’il suscite et la fascination que continue d’exercer cette écriture qui dessine un mouvement circulaire, tourbillon ou maelström, autour d'une immobilité centrale inondée de lumière qui est celle du mythe. Cette écriture, qui tente vainement de réajuster les deux moitiés du talisman brisé, est à son image. On sait en effet que la juxtaposition d’éléments opposés se retrouvait dans la personnalité même de l’individu Wolfe, tiraillé entre attitudes antagonistes d’intellectuel et de paysan, et qui alliait une colossale puissance physique à la fragilité mentale d’un individu prompt à sombrer dans l’auto dénigrement et le délire de la persécution. Au début de The Web and The Rock, George Webber est d'ailleurs le premier surpris face à ses propres contradictions : « Il s'étonnait obscurément de voir un tel écart entre ses pensées et ses actes ».173



1. Discours de haine et de liberté


Force est d’admettre que l’écriture de Wolfe est à multiples facettes, et que ses implications idéologiques sont loin d’être toujours politiquement correctes. Dans son introduction à The Web and The Rock, Richard Chase avance ce surprenant point de vue : « Même si ce n'est guère facile à admettre, il est pourtant vrai que quelques-uns de ses meilleurs morceaux d'éloquence, et parmi eux les passages dont l'origine névrotique ne fait aucun doute, sont des chants de haine, de frustration sauvage, d'envie et de dénonciation ».174 Selon lui, Wolfe atteindrait son meilleur niveau dans la relation des discours de haine, et l'un des traits marquants de l'auteur est sans conteste cette fascination de l'obscurité, ce « désir du noir », exprimés en une langue d'une pureté cristalline. Car le plus souvent la prose de Wolfe se développe avec limpidité, sans chercher sa part d'ombre dans ces circonvolutions qui caractérisent le style faulknerien. C'est une écriture du défoulement, qui combine violence dionysiaque et clarté apollinienne, et l’on peut se demander si, emporté par la fureur de son verbe, l'écrivain ne cherche en celui-ci une forme de décharge libératrice, comme dans l'extrait suivant, où il s'en prend à la bassesse et à la mesquinerie de ceux qui sans motif se croient autorisés à juger et mépriser leurs semblables : « Il semblait d'une certaine façon provenir de toute la bassesse, de l'immense mesquinerie du monde, la haine ordinaire d'un million de médiocres anonymes, chacun d'entre eux falot, ridicule et dérisoire en lui-même, et pourtant redoutable car il ajoutait sa minuscule boulette de bouse à l'immense tas de déjections de dix millions de ses semblables ».175

L'auteur ne se laisse-t-il pas contaminer par le mal qu'il dénonce ? L’intensité de son écriture semble provenir pour part de cette violence qui l'habite, qui sans cesse le pousse à transcender laideur et brutalité en tentant de les intégrer, de façon parfois forcée et volontariste, à son rêve, ainsi que l'affirme le narrateur d'OTR dans l’extrait suivant : « ces visages banals, las, pressés, brutaux, et même la stérile cacophonie de mots discordants qu'ils prononçaient, semblaient touchés par la magie de maintenant et de toujours, cet étrange qualité de légende que possédait la ville, et appartenir eux-mêmes à un monde fabuleux et enchanté ».176

Cela pourrait-il expliquer que Wolfe utilise paradoxalement pour parler du mal les images mêmes qui lui servent à évoquer le paradis, ainsi qu'il apparaît dans cette description d'un couturier particulièrement hypocrite et obséquieux, qui devait laisser dans l'esprit d'Eugène un souvenir vivace et détestable ? « Cela devait le hanter pendant des années en visions de haine, de folie et de désespoir qui n'offraient prise à aucune attaque frontale, mais se dérobaient telle la fumée chaque fois qu'il tentait de le cerner, de le maudire ou de l'étrangler ».177 La médiocrité de cet homme et de ses semblables, qui se refuse à tout contact direct, - “more closed and secret than a door”(635), se dissimule derrière une porte qui n'est pas sans rappeler celle qui selon Wolfe donnerait accès à la terre promise. On sait qu'il lui arrivait d'appeler familièrement Aline Bernstein « ma juive », expression pour le moins ambiguë dans sa bouche, et qui pouvait dans les moments de colère céder la place à ses diatribes antisémites : « Ceux de ton espèce et toi appartenez à une race étrangère et déloyale », lui écrivit-il ainsi en novembre 1934 dans une lettre dont on ignore pourtant si elle fut jamais expédiée.178 Faut-il voir en ce type de propos un nouvel exemple de la proximité des pôles opposés, ici amour et haine, qui déboucherait sur une sorte de contamination par le mal ?

En tout cas, c’est de tous les aspects de la réalité que se nourrit le mythe wolfien, même les plus vils, les plus abjects, qu'il passe au creuset de sa fureur et que la lumière intérieure chère à Emerson le transcendantaliste se doit d’illuminer. Car si, comme le soutient Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, « en chaque intellectuel se trouve une sentinelle vigilante prête à défendre les valeurs de l’antiquité gréco-romaine – le triomphe d'un être de lumière et de beauté »,179 cela est également vrai en ce qui concerne Wolfe. Et l’adjectif “blazing,” si central à sa vision, semble bien renvoyer à cette lumière ontologique, cet éblouissement de l’être ancrés au cœur de la philosophie grecque. La vision de l’individu qui en découle, un sujet invariant et immortel, porteur d’un héritage destinal, dont l’essence précèderait l’existence sans être en fin de compte modifiée en profondeur par cette dernière, ressemble beaucoup à celle que l’auteur américain s’efforce de suggérer à travers son œuvre. Cette vision correspond à la philosophie que Derrida qualifie dans L’écriture et la différence « du Même et de l’Un », « d’un monde de la lumière, d’un monde sans temps »,180 qui n’est pas sans rappeler étrangement le paradis perdu de Thomas Wolfe. 

Une telle vision de l’être s’ancre résolument dans une période historique antérieure au post-modernisme, qui par la généralisation du doute, l’affirmation d’un monde en perpétuel devenir, changeant, fragmenté et disparate, a remis en question la notion même de personnalité unique. Dans son ouvrage intitulé La Fin de la modernité, le philosophe italien Gianni Vattimo qualifie de métaphysique cette vision qui affirme l’unité du sujet « sous le changement des configurations accidentelles ».181


Tant que l’homme et l’être seront pensés métaphysiquement, c’est-à-dire sur un mode platonicien, et en termes de structures stables qui imposent à la pensée comme à l’existence le devoir de se ‘fonder’ et de s’établir (…) dans le domaine du non-devenant, le tout se réfléchissant dans une mythologie de structures fortes étendues à tout le champ de l’expérience, la pensée ne pourra vivre en aucune façon la positivité de cette véritable ère post-métaphysique qu’est la post-modernité.  (FM, 17-18)


On le voit, Vattimo appréhende comme limitative cette « doctrine qui assigne à l’homme le rôle de sujet, c’est-à-dire de conscience-de-soi comme siège de l’évidence, dans le cadre de l’être pensé comme Grund, comme présence pleine »(FM, 48). Derrida lui aussi, dans son essai sur Emmanuel Levinas, souligne la nécessité de « se libérer de la domination grecque comme d’une oppression (…) ontologique ou transcendantale, (…) origine et alibi de toute oppression dans le monde (et d’une philosophie qui) se fixe dans le concept de totalité »(ED, 122-23). Car cette métaphysique, s’inscrivant en faux contre la conception post-moderne selon laquelle « l’être n’est rien en dehors de son ‘événement’»(FM, 9), réduit la portée, la richesse de cet événement existentiel, amputant l’homme de toute une part de ses possibles et de sa liberté, en le condamnant à se mouler à des schémas préconçus et à exhumer indéfiniment les vestiges du passé.

Et il est vrai que chez Wolfe l’obsession de la terre promise débouche sur une impasse ; nous avons tenté de mettre à jour la dimension mortuaire de ce mythe qui vise à l’immobilité par l’arrêt du temps et le figement des êtres, vision déchirante par l’image de nous-mêmes qu’elle renvoie mais décor en trompe-l’œil, sans épaisseur. Mythe qui, en visant à nier le mouvement de la vie, se retourne contre ses adeptes et se fait porteur de cette oppression que mentionne Derrida.



2. L'échec splendide


Pourtant, et c’est là le paradoxe, Thomas Wolfe est un être en perpétuel mouvement : toujours ailleurs, toujours insaisissable, lancé comme un météore sur sa ligne de fuite. Comme Adelbert von Chamisso, auteur de La merveilleuse histoire de Peter Schlemiehl, ou l'homme qui a perdu son ombre, qui se définissait comme « français en Allemagne, allemand en France, catholique chez les protestants, protestant chez les catholiques, rationaliste chez les gens religieux et religieux chez les gens sans préjugés », Wolfe est l'anomal, celui qui refuse de s’identifier à un groupe, une école de pensée, un ensemble, celui qui se place continuellement en marge, dans la bordure. Sudiste sans l’être réellement, citoyen d’Asheville rejeté par ses pairs, s'efforçant de s'intégrer au macrocosme littéraire tout en critiquant, parfois sévèrement, les écrivains de son temps, se défaisant des préjugés raciaux et culturels d’une famille qui avait toujours soutenu les Républicains mais refusant, malgré la pression des syndicalistes et écrivains engagés, d’aborder dans son œuvre les problèmes sociaux de façon classique, acceptant l’invitation des autorité Nazis à assister aux Jeux Olympiques de Berlin depuis la tribune de l'ambassadeur américain Dodd, puis indisposant Hitler en encourageant trop bruyamment Jesse Owens, le sprinter noir américain,182 plaçant au centre de son œuvre la figure paternelle sans jamais assumer lui-même une autre paternité que celle de ses textes.


(…) il y aura bordure de meute, et position anomale, chaque fois que, dans un espace, un animal se trouvera sur (la ligne, ou en train de tracer la ligne par rapport à laquelle tous les autres membres de la meute sont dans une moitié), (…) (une) position périphérique, qui fait qu’on ne sait plus si l’anomal est encore dans la bande, déjà hors de la bande, ou à la frontière mouvante de la bande. (MP, 300)


Cette ligne de fuite sur laquelle se trouve Wolfe, Gilles Deleuze soutient que c’est la plus dangereuse : « Mais pourquoi la ligne de fuite (…) comporte-t-elle pour son compte un désespoir si spécial, malgré son message de joie, comme si quelque chose la menaçait jusqu’au cœur de sa propre entreprise, une mort, une démolition, au moment même où tout se dénoue ? »(MP, 251).  On peut soutenir que c’est cette ligne de déterritorialisation absolue qui a entraîné Wolfe vers la grande ville, vers l’alcoolisme, puis aux confins du nazisme ou encore dans une rixe à Munich qui l’a conduit à l’hôpital. C’est elle qui, à la veille de sa mort, l’a projeté, au péril de sa santé, dans un voyage insensé à travers les parcs nationaux de l’Ouest américain, en une entreprise qui pourrait passer pour suicidaire.183

« Personne ne peut dire par où passera la ligne de fuite : se laissera-t-elle enliser pour retomber dans l’animal œdipien de la famille, (…) ou bien tombera-t-elle dans l’autre danger, comme de tourner en ligne d’abolition, d’anéantissement, d’auto-destruction ?» (MP, 306). Il semble que Wolfe ait fait des tentatives de reterritorialisation afin de reprendre pied dans la vie : son dernier roman, You Can’t Go Home Again, salué par The New York Times Book Review comme le plus achevé de ses ouvrages,184 suggère qu’il avait enfin acquis une certaine maturité, une forme de sagesse.


And what had he learned ? (…) He had learned that he could not devour the earth, that he must know and accept his limitations. He realized that much of his torment of the years past had been self-inflicted, and an inevitable part of growing up. And, most important of all for one who had taken so long to grow up, he thought he had learned not to be the slave of his emotions.

(YCGHA, 11)

Mais attendons-nous vraiment de cet auteur qu’il soit totalement maître de sa technique et sache se plier aux exigences du roman ? Si ce dernier ouvrage est, de loin, celui qui nous a fourni le moins de citations, sans doute n’est-ce pas un hasard. Le Wolfe qui nous fascine est bien plutôt cet artiste qui, en se fixant un objectif insensé, voue par avance son œuvre à l’échec, échec programmé, inéluctable, le naufrage de son rêve doré - “the wreckage of his golden dream”(WR, 576), qu’il assumera avec un maximum de grandeur et de panache. William Faulkner ne s’y était pas trompé qui déclara en janvier 1955 : « Il faut toujours que l'artiste échoue dans sa quête d'une perfection absolue, mais l'échec lui-même est utile et admirable, à condition que l'échec soit tout à fait splendide, le rêve tout à fait splendide, tout à fait irréalisable et pourtant à jamais chérissable puisque c'était un rêve de perfection ».185

Si l’artiste doit être jugé à l’aune de son échec, l’admiration de Faulkner pour Thomas Wolfe pourrait s’expliquer en partie par ce qu’on pourrait appeler l’échec splendide de celui-ci. Ainsi que le rappelle Roger Asselineau, « Faulkner a plusieurs fois déclaré que Thomas Wolfe était le meilleur romancier de sa génération. Il entendait par là que c’est lui qui avait visé le plus haut et que, même s’il n’était pas parvenu à réaliser ses ambitions, son échec était plus glorieux que la réussite (relative) de ses rivaux ».186 Ironiquement, la mort prématurée de Wolfe ne lui laissa ni le temps ni l’opportunité de quitter la folle trajectoire où l’entraînait sa ligne de fuite, le figeant à jamais en une posture semi adolescente. La reterritorialisation essentielle fut sans doute pour lui celle de cette écriture qui, jusques aux confins de la terre promise et du paradis perdu, offre tous les éléments d’une catharsis.


3. L’expérience cathartique


Chaque partie de notre étude a débouché sur les limites du mythe paradisiaque : l’arrêt du temps tellement souhaité débouche sur un figement, une ossification mortuaires ; l’espace composite oscille entre Amérique et Sud, réels ou rêvés ; la pulsion charnelle s’inscrit en faux contre l’harmonie que supposerait la quête ; la mélancolie, ou bile noire, signe un génie inadapté à ce monde ; le langage débouche sur une impossibilité à dire dès que l’on touche à l’essentiel. Tout en construisant le mythe de la terre promise et du paradis perdu, Thomas Wolfe en suggère les impasses et fournit en filigrane les éléments nécessaires à sa déconstruction.

Il a lui-même souligné, dans une note au lecteur jointe au manuscrit de O Lost, que « quelques pages avaient dû être écrites (…) parce qu’en les écrivant, l’esprit s’était libéré pour son œuvre fondamentale de création (et que) (ces) pages avaient joué leur rôle de ‘catharsis’ ; on pouvait les supprimer maintenant ».187 Il signifiait par là qu’« il s’agissait de dire afin de pouvoir oublier ».188 En d’autres termes, on pourrait arguer que déception et désillusion ont une valeur formatrice et font partie, au même titre qu’envolée lyrique ou exaltation, du parcours obligé que Wolfe impose à son lecteur. Amélie Moisy en arrive à la même conclusion dans le dernier chapitre de son Thomas Wolfe.

Et si la dose de schmaltz que contient toute œuvre de Wolfe, ce romantisme d’une vision qui affirme toujours un degré de transcendance dans la vie ordinaire de l’Américain moyen, semble à présent plus difficile à accepter, Wolfe aura sans conteste contribué à créer le langage qui détruit l’illusion « pour qu’on puisse réellement faire face à la réalité et non à ce qui passe pour la réalité ». (119-120)


Dans son ouvrage intitulé From Reader Response to Literary Anthropology, Wolfgang Iser soutient que dans les trois premiers monologues de son roman The Sound and The Fury, Faulkner crée chez son lecteur un horizon d’attente qu’il s’ingénie à décevoir, l’absurdité de la vie telle que l’appréhendent les Compson étant rendue non par un discours mais par une expérience de lecture.


The senselessness of life is transplanted into an experience for the reader. He could never undergo this experience were it not for the fact that the sequence of monologues continually compels him to formulate and at the same time cancel out expectations – a process that gives rise to blank spaces which can no longer be meaningfully filled with mental images. (221)



Iser souligne la dimension pédagogique, maïeutique presque, qu’impose Faulkner à son lecteur par l’utilisation des négations secondaires. Il en va de même chez Wolfe, qui lui aussi dispose ses leurres dans le texte qu’il propose. Relatant dans The Web and the Rock la relation particulièrement tumultueuse et tourmentée entre George Webber et Esther, il montre George, à bout de nerfs, victime de ses éternels démons, jeter odieusement Esther à la porte. Que doit alors penser le lecteur, quel parti peut-il prendre ? Ou lorsque le personnage masculin défend bec et ongles sa liberté individuelle en affirmant son droit à recevoir des femmes ou à fréquenter des prostituées, puis qu’il se laisse emporter par une jalousie apparemment injustifiée en apprenant qu’Esther travaille avec de jeunes acteurs ? Voici en quels termes, que Richard Chase qualifierait de discours de haine, George Webber répond à l’éloge que fait Esther des pièces de théâtre même les plus modestes et de la foi qu’ont les jeunes acteurs en la noblesse et la grandeur de leur art.


Ah! The glory and the magic – rot!” he muttered. “All of them talk their bilge about the glory and the magic! It’s the glory and magic of bitches in heat! All of them looking for some easy love affairs! With our best young actors, hey?” he said savagely, seizing her by the arm. “With our would-be Ibsens under twenty-five! Is that it? With our young scene designers, carpenters, electricians – and all the other geniuses with their boyish apple-cheeks!” he said chokingly. “Is that the glory and the magic that you talk of? Yes! The glory and the magic of erotic women!

(WR, 600-601)


La distanciation qu’un auteur contemporain introduirait consciemment, de façon maîtrisée, se développe pour ainsi dire toute seule chez Wolfe, à travers une écriture dont la sincérité frôle l’indécence et qui, mettant en avant les faiblesses des personnages, entraîne le lecteur dans ses propres impasses. Ainsi se met en place ce que Roland Barthes nomme « l'exténuation du texte »189 : derrière le sens immédiat, l’affirmation première, se dessine un autre message, une autre vérité. Le narrateur omnipotent, maître absolu du style, fait parler Esther avec le lyrisme ou les images de Wolfe : « Toutes les pièces, toutes les fenêtres et toutes les personnes pour assouvir ta faim ? Non. Retourne-toi vers une seule : emplis cette pièce de lumière et de gloire, fais-la briller comme aucune autre auparavant, et tout ce qui vit sur terre viendra la partager avec toi. Oh si seulement je pouvais verser des larmes pour toi et te donner ma sagesse».190 Que dit en substance Esther ? Qu’elle voudrait libérer George de cette faim obsédante qui se transforme en cannibalisme et se retourne contre lui-même ; lui transmettre un peu de sa propre sagesse expérience, son goût de la volupté, une certaine douceur de vivre, toutes choses qui lui font cruellement défaut. Ne faut-il pas voir là une critique à peine voilée que l’auteur/narrateur s’adresse à lui-même ?

Nous rejoignons ici la problématique de départ, et le cercle se referme sur l’aporie essentielle : derrière la présence, se dessine le creux central, le manque à être de l’absence, qui vide cette présence de sa chair et de son sens. Sans doute, comme l'écrit Borges, le fait esthétique est-il « l'imminence d'une révélation qui ne se produit pas ».191 Ou alors, pour reprendre les propos de Barthes, « c'est (le) scintillement même qui séduit, ou encore la mise en scène d'une apparition-disparition »(PT, 19). La déconstruction du mythe a beau ramener celui-ci à l’état de rêve ou de fantasme, il n’en perd pour autant son pouvoir de fascination. Car même s'il n'y a ni porte ni terre promise, le simple fait d'entraîner le lecteur en un parcours qui est aussi expérience initiatique, vers des aventures individuelles dont la valeur universelle préserve l'épaisseur et la jeunesse, signe en soi le succès de l'écrivain Wolfe. Comme l’écrit Sullivan, « l'existence sans notion même de croyance est insupportable »,192 et c’est en retrouvant la raison que Don Quichotte tombe malade et meurt, - “Quixote regains reason and grows ill”(126). Ou pour le dire autrement, comme Wolfe lui-même : « Nous ne renonçons peut-être jamais à la merveilleuse image de notre jeunesse – trouver un être hors de nous, plus grand que notre faim, qui connaît la réponse ».193



BIBLIOGRAPHIE


  1. Ouvrages de Thomas Wolfe :

O Lost, text established by Arlyn and Matthew J. Bruccoli. Columbia. University of South Carolina Press : 2000.


Look Homeward, Angel. New York. Penguin : 1984.

Of Time and The River. New York. Scribner Classics : 1999.


The Web and The Rock. New York. Dell : 1960.


You Can’t Go Home Again. New York. Signet Modern Classic : 1966.


The Complete Short Stories of Thomas Wolfe. New York. Collier Books :1987.


The Hills Beyond. Baton Rouge. Louisiana State University : 2000.

The Story of a Novel. New York. Charles Scribner's Sons : 1936.


Selected Letters of Thomas Wolfe. Londres. Elizabeth Nowell éd., Heinemann : 1969.


Windows of the Heart (Correspondance entre Thomas Wolfe et Margaret Roberts). Columbia. Ted Mitchell, University of South Carolina : 2007.

L'Ange exilé (traduction de Look Homeward, Angel par Jean Michelet). Paris Livre de Poche : 1982.



  1. Ouvrages critiques concernant l’œuvre de Thomas Wolfe :

DECAUX Monique. La création romanesque chez Thomas Wolfe. Paris. Didier : 1977.

 

MOISY Amélie. Le roman familial dans l’œuvre de Thomas Clayton Wolfe. Censier. Thèse de doctorat : 1996.


MOISY Amélie. Thomas Wolfe, l’épopée intime. Paris. Belin : 2002.


HOLMAN Hugh. The Loneliness at the Core: Studies in Thomas Wolfe. Baton Rouge. LUP : 1975.


KENNEDY Richard. The Window of Memory: The Literary Career of Thomas Wolfe. Chapel Hill. UNCP : 1962.


NOWELL Elizabeth. Thomas Wolfe, A Biography. New York. Doubleday and Company : 1960.

1 Nous traduisons. Of Time and The River, Scribner Classics, New York, 1999, dorénavant abrégé en OTR, p.398 : “Milton (whom fools have called glacial and austere, and who wrote the most tremendous lines of earthly passion and sensuous magic that have ever yet been written).”


2extravagant verbal pyrotechnics”, in HOLMAN Hugh, The Loneliness at the Core: Studies in Thomas Wolfe, Baton Rouge, LUP, 1975, p.3. Voir également l'expression de H. R. Pinkhard, mental pyrotechnics,citée par Amélie Moisy, Le roman familial dans l’œuvre de Thomas Clayton Wolfe, dorénavant abrégé en RF, thèse de doctorat, Censier, 1996, p.7.


3 Nous traduisons. HOLMAN Hugh, The Loneliness at the Core: Studies in Thomas Wolfe, introduction, p.xvii : Most of his readers who had seen Wolfe's work as the impassioned, almost inspired expression of a divine and better 'one of us' began as they grew older (…) to have their serious doubts.


4Genius is not enough, in The Saturday Review of Literature, April 25, 1936, cité par Holman, p.15. 

5FRANCE Anatole, Le Procurateur de Judée, Rivages Poche, Petite bibliothèque, Paris, 2005.


6 The Dead, in Dubliners, Panther Books, London, 1977.


7POTHIER Jacques, William Faulkner, Essayer de tout dire, Belin, Paris, 2003, dorénavant abrégé en WF, p. 87.


8Ibidem, p. 63.


9The center of Joe Christmas's text, and of his personality, remains an absence: a lack that no shape can fill. BOCKTING Ineke, Character and Personality in the novels of William Faulkner, A Study in Psychostylistics, Amsterdam, 1993, p. 198.


10 NT. Paula Gallant Eckard, Narrative, Work, and Grief in Thomas Wolfe's The Lost Boy, in The Thomas Wolfe Review, Vol. 32, Nos. 1 & 2, Thomas Wolfe Society, 2008, p.9 : “Death results in absence and loss; however, as Mark Twain observed after the unexpected death of his daughter Susy, its full impact is “mercifully wanting”.”


11 Texte de la conférence repris dans Comment ne pas parler : Dénégations, Psyché: Inventions de l'autre, Paris: Galilée, 1987, traduction anglaise de Ken Frieden in Derrida and Negative Theology, edited by Harold Coward and Toby Foshay, State University of New York, 1992.


12 NT. TAYLOR Mark, nO nOt nO, in Derrida and Negative Theology, p.195 : “neither transcendent nor immanent, the wholly other is traced in an immemorial past, which, though never present eternally returns as an outstanding future that never arrives. (…) (The) trace of this strange alterity haunts the western theologico-philosophical tradition – from Plato’s khora, to Eckhart’s sieve, to Heidegger’s Riss, and beyond.”


13 LEROUX Georges, Passion : transcendance Derrida lecteur du platonisme négatif, http : // id.erudit.org/iderudit/008393ar in Études françaises, 38, p.93.


14NT. “Outside, rain had begun to fall in long slanting lines across the fields, and beyond, in the gray blown sky, there was a milky radiance where the sun should be, as if it were trying to break through(OTR, 788). Voir à ce propos la présentation de WARE Ruth Winchester, Journey from Chartres to Orléans: A Train Trilogy, à Paris, Conférence de la Thomas Wolfe Society, le 21 mai 2009.

15 ISER Wolfgang, The Act of Reading: a theory of aesthetic response, The John Hopkins University Press, Baltimore/London, 1991, dorénavant abrégé en AR, p.213.

16 NT. Mark Taylor, nO nOt nO, in Derrida and Negative Theology, p.189 : “When carried to completion, the negative becomes positive. (The) Nothing is a nonbeing that is actually identical with the fullness of Being.”

17 Leroux, Passion : transcendance Derrida lecteur du platonisme négatif , p.96.

18 NT. Derrida How to avoid speaking: Denials, p.109 : “A trace has taken place: (…) even if it occurs only to efface itself, if it arises only in effacing itself, the effacement will have taken place, even if its place is only in the ashes.”

19 NT. Ibidem, p.109 : “The event of the event, the story, the thinking of an essential “having-taken-place,” of a revelation, of an order and of a promise.”


20 SIVAN Jacques, Écrire en marionnette selon Kleist, TXT, N° 28, Machine Manifeste, Léo Sheer, 2003, p.3.

21Comment ne pas parler : Dénégations, Psyché: Inventions de l'autre, Paris: Galilée, 1987.


22 Sivan, Écrire en marionnette selon Kleist, p.3.

23 Voir KENNEDY, WM, p.14.


24 PIGEAUD Jacky, Melancholia, Le malaise de l'individu, Payot, Paris, 2008, dorénavant abrégé en M, p.60.


25 La mélancolie et les passions humorales au début de la modernité, traduit de l'anglais par Anne-Marie Varigault, in Mélancolie, génie et folie en Occident, sous la direction de Jean CLAIR, Catalogue de l'exposition, Gallimard, Paris, 2008, dorénavant abrégé en MFGO, p.240


26 BONNEFOY Yves, La mélancolie, la folie, le génie – la poésie, in MFGO p.14 et 15.


27 STAROBINSKI Jean, L'encre de la mélancolie, in MFGO, p.28 et 29.


28 NT. “He dreamed of himself as the redemptive hero, saving her in an hour of great danger”(LHA, 148).


29 NT. “And as, in the shaded light, she moved yearningly toward him, sheathed plastically in her gown of rich velvet, he would detach gently the round arms that clung about his neck, the firm curved body that stuck gluily to his” (LHA, 111).

30 ASSELINEAU Roger, Faulkner, moraliste puritain, in William Faulkner, Revue des lettres modernes, Volume V, N° 40-42, Paris, 1958, p.237.


31 “an unstable guardian for that ‘concept of Compson honor precariously and (…) only temporarily supported by the minute fragile membrane of her maidenhead’,” in Olga Vickery, Worlds in Counterpoint, in Twentieth Century Interpretations of The Sound and The Fury, edited by Michael H. Cowan, Englewood Cliffs, New Jersey, 1968, p.237.


32 NT. “‘I won’t be the first. I won’t be the one to begin you. I’ve never started a girl off,’ he babbled, aware vaguely that he was voicing an approved doctrine of chivalry. (…) ‘I may be a bad fellow, but nobody can say I ever did that”(324).

33 Michelet, p. 542. “‘(A) travelling man got her in trouble. Then he ran away.’

(…) ‘Without marryin’ her or anything?’

(…) ‘A man who’d do a thing like that ought to be shot.’”(LHA, 326).


34 Michelet, p. 642. “Her perfume went drunkenly to his brain; her touch upon him shot through his limbs a glow of magic; he felt the pressure of her narrow breasts, eager and lithe, against him with a sense of fear – as if he had dishonoured her – with a sickening remembrance of his defilement”(LHA, 380).


35 Michelet, p. 700. “She took his trembling hand and held it between her cool palms until he grew quieter. But he drew no closer to her: he halted, afraid, before her loveliness. As with Laura James, she seemed too high for his passion. He was afraid of her flesh”(LHA, 417).


36 NT. “(…) the train began to move, and (…) immediately they began to pass the row of shabby old wooden brothels that bordered on the tracks ; the windows were closely shuttered, but through the shutters there flamed hot exciting bars of reddish light, and in the doorway entrances the small red lights were burning”(OTR, 478-79).

37 Michelet, p. 544. “Eugene thought of the beautiful institution of human slavery, which his slaveless maternal ancestry had fought so valiantly to preserve”(LHA, 327).


38 NT. “The drawling mountaineer, the tenant farmer had fought to the end for the slaves they had never owned – had left one more myth of chivalry and knighthood for the exploitation of those three assiduous and innumerable quacks : the Major, the Senator, and the Lady”(OL, 18).


39 NT. “They were lifted up on the wings of their enormous folly; they were drunken, inspired, by that great false vision of Arcadia unvisited. They were sick with a beautiful poison - they had felt the kiss of evil on their heart, and they would have spilled their blood exalted in its holy war”(LHA, 311).


40 NT. “For the first time he saw the romantic charm of mutilation. (…) He longed for that subtle distinction (…) that could only be attained by a wooden leg, a rebuilt nose, or the seared scar of a bullet across his temple”(576).


41 NT. “(…) all of this was so mixed in with May, and the horse chestnut trees, the great cafés in the Kurfürstendamm, and the genial temper of the people making holiday (…) that even if it did not now seem good, it did not seem sinister or bad”(SS, 616).


42 NT. “the cheap legendry (of my life), its splendid blemish”, in Thomas Wolfe's Notebooks, p.81.


43 Selon Breuer, « (les hystériques) appartiennent à une catégorie d'individus dont le système nerveux libère, à l'état de repos, un excédent d'agitation qui exige d'être utilisé ». FREUD Sigmund, BREUER Joseph, Études sur l'hystérie, PUF, Paris, 1956, p.194.


44 NT. “Most of us, in my family, brought into the world a terrible inheritance of taut nerves, passionate intensity, and morbid introversion – but, used properly, these things should serve us well; surrendered to, they work our ruin” (WOTH, 88).

45 NT. Then I would think about the State of Kansas, of Wyoming, Colorado, or some other place where I had never been, and I could sleep no more, and I would twist about in bed, and tear the sheets, get up and smoke, and walk around the room. I would feel an intolerable desire to go and see these places” (No Door, SS, 79).


46 NT. “Can I eat you, my sweet pet? Can I broil you, roast you, stew you, have you with a little parsley and a golden buttered sauce? (…) Can I feed my life on your rich flower, (…) absorb you, eat you, melt you, have you in my brain, my heart, my pulse, my blood forever?” (SS, 331).


47 CHASE Richard, in WR, introduction, p.13.


48 NT. “(…) she had entered in the porches of the blood, she had soaked through all the tissues of the flesh, she had permeated the convolutions of the brain, until now she inhabited his flesh, his blood, his life, like a subtle and powerful spirit that could never again be driven out …”(WR, 485-86).


49 Voir CRTW, p. 379.


50 NT. “Must you forever be a fool without a faith and eat your flesh?”(727).


51 CLAIR Jean, La mélancolie et la folie louvière, in MFGO, p.126


52 NT. “the old black fury that used to make him lash about and beat his knuckles bloody against the wall”(13).


53 NT. “Perhaps, although he did not know it, there was destruction in him, too, for what he loved and got his hands upon he squeezed dry, and it could not be otherwise with him”(WR, 439).


54 Cette formule est bien sûr inspirée de Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui ont parlé de « devenir -femme », « devenir-minoritaire », « devenir-animal »...


55 NT. “He knew that his hunger could eat the earth, his eye and brain gulp down the vision of ten thousand streets, ten million faces, he knew he should beat them all one day”(OTR, 432).


56 NT. “(This is the artist, then – ) life's hungry man, the glutton of eternity, (…) and to (…) possess and capture beauty he will do anything”(OTR, 550-551).


57 Voir MP, p.298.


58 Michelet, p. 863. “There had appeared that year upon the nape of his neck a small tetter of itch, a sign of his kinship with the Pentlands”(LHA, 515).


59 NT. “He sank his teeth into the smooth haunch of her shoulder muscle, (…) he gripped his fingers into her undulant belly till she cried out and he bit the swelling column of her thighs”(570).


60 OVIDE, Métamorphoses, I, 232 ss, cité par Pigeaud, M, p.251.


61 On songe bien sûr au “barbaric yawp” de Whitman, qui affirme lui aussi une force vitale primitive, mais de façon plus optimiste et moins désillusionnée que Wolfe.

The spotted hawk swoops by and accuses me …. He complains of my gab and my loitering.

I too am not a bit tamed …. I too am untranslatable,

I sound my barbaric yawp over the roofs of the world.

WHITMAN (Walt), Song of Myself, in Leaves of Grass, Penguin, New York, 1959, p.85.


62 Jackie Pigeaud, M, p.254.

63 Michelet, p. 125. She knew that in her dark and sorrowful womb a stranger had come to life, fed by the lost communications of eternity, his own ghost, haunter of his own house, lonely to himself and to the world(LHA, 84).


64 Michelet, p. 607. In him the ghost, his stranger, turned grievously away(359).


65 NT. the Stranger that dwelt in him and regarded him and was him, and that he did not know(LHA, 435).


66 NT. Far off, he listened to the ghost of his own voice. ‘Take off your clothes.’(LHA, 297)


67 NT. “(Writing) was like demoniacal possession, driving him with an alien force much greater than his own(YCGHA, 22).


68 NT. “the successive stages of his journey from his room (…) to the class room at the university (…) were filled with such dazed numbness, horror, fear, and nauseous stupefaction as a man might feel in the successive stages of a journey to the gallows, the guillotine, or the electric chair(427).


69 NT. “he ate, and instantly vomited up again all he had eaten, and then, like a dull, distressed and nauseated brute, he would sullenly and wretchedly eat again(371).


70 NT. “this nameless fear, this wordless and sourceless shame, impalpable, causeless, maddening, which pressed upon him from the sky, which hovered in the vast unrest and dissonance of the air he breathed, and which at length crept poisonously through all the rivers of life(428).


71 Webster's New Collegiate Dictionary, A Merriam-Webster, Springfield, 1973, p.704.


72 NT. “a headless, brainless mouth, a blind suck and sea-crawl, a mindless abomination, glued implacably, fastened in fatal suck in one small rim of bloody foam against the brain-cage of the great dying fish”(OTR, 482).


73 NT. “all (…) seemed lost and wasted, flung riotously and fruitlessly away into the blind jaw of a headless sucking mouth, a dark brainless, obscene and insatiate hunger”(OTR, 482).


74 NT. “Eugene turned more and more for food and comfort to those poets (…) who have left great pieces of that golden earth behind them (…) - those poets who wrote not of the air but of the earth”(OTR, 398).

75 NT. “(he) was tortured constantly by the thought of his inadequacy and ignorance, and by the horrible fear that his incompetence would be discovered”(OTR, 427).


76 Michelet, p. 617. They – the great clan huddled there behind the stockade for warmth and safety – could hunt him down some day and put him to death: he thought they would”(LHA, 366).


77 NT. “At length he became aware of a vast sibilant whispering, of an immense conspiracy of subdued and obscene laughter, and of the mockery of a thousand evil eyes, that peered in silence from these bleak facades”(OTR, 868).


78 NT. “Outside, people were going along the street and he could hear them as they passed below his room. Suddenly someone laughed, the mirthless, harsh, and raucous laughter of the streets. “Listen to them!” he cried insanely. “By God, they’re laughing at me now !”(WR, 607)


79 NT. “Even in early childhood some stern compulsion, a burning thirst to know just how things were, had made him go about a duty of observing people with such fanatical devotion that they often looked at him resentfully, wondering what was wrong with him, or them”(WR).


80 NT. “In fact, he was the victim of an extraordinary delusion : for some reason which he could not define, he had a secret and unspoken conviction (…) that he was really a person of average height and size” (SS, 243).


81 NT. “(that) terrible feeling of discovery we have when we suddenly see ourselves as others see us”(OTR).


82 NT. “From my fifteenth year – save for a single interval – I have lived about as solitary a life as modern man can have”(SS, 492).


83 NT. “(Being alone) is what you want, dear. It’s what you’ll always want. You couldn’t stand anything else. You’d get so tired of me(LHA, 400).


84 NT. “(…) conscious that his words had no meaning or coherence, but unable to utter any of the things he wished to say and that welled up in that wave of hot and choking resentment(OTR, 366).


85 NT. “Well, you see,” he began, and then lost control of his tongue. “I’ll be washed and ironed. I’ll be washed and ironed and starched,” he muttered half incoherently(WO, 200).


86 NT. “I guess I showed him I ain’t so queer!”(201).


87 NT. “(…) we lack a tongue that could reveal, a language that could perfectly express the wild joy swelling to a music in our heart, the wild pain welling to a strong ache in our throat, the wild cry mounting to a madness in our brain, the thing, the word, the joy we know so well, and cannot speak!”(60-61)

88 Etudes sur le romantisme. Paris : Le seuil, 1970, p. 177, in Decaux, CRTW, p.111


89 NT. (…) when he embraced young girls and women he felt a desperate frustration: he wanted to eat them like cake and to have them, too; (…) to possess them more fully than they may ever be possessed”(LHA, 519).


90 NT. my fury and despair increased from what it fed upon, my hunger mounted with the food it ate(SS, 77).


91 NT. “Do you think that you will really gain in wisdom if you read a million books? Do you think you will find out more about life if you know a million people rather than yourself? Do you think you will get more pleasure from a thousand women than from two or three – see more if you go to a hundred countries instead of six?”(OTR, 701).


92 KUNDERA Milan, L'immortalité, Gallimard, Paris, 1990, p. 375-376.


93 NT. “Then suddenly he seemed to awake out of this terrific vision, which had been so savage, mad, and literal that its very reality had a fabulous and dreamlike quality (OTR, 195).”


94 BERSANI Leo, Le réalisme et la peur du désir, in Littérature et réalité, Points, Editions du Seuil, Evreux, 1982), p.77.

95 Ibidem, p.76.


96 NT. “…many of them long for a place where those weary of travel may find rest, where those who are tired of searching may cease to search, where there will be peace and quiet living, and no desire” (889).


97 Michelet, p. 919. “(I want to find) myself, and an end to hunger, and the happy land”(549)


98 Michelet, p. 919. “There is no happy land. There is no end to hunger”(LHA, 550).”


99 Michelet, p. 918. “And then the voyages, the search for the happy land. In his moment of terrible vision he saw, in the tortuous ways of a thousand alien places, his foiled quest of himself. And his haunted face was possessed of that obscure and passionate hunger that had woven its shuttle across the seas...”(549).


100 Thomas Wolfe's Letters, p.351 in Decaux, CRTW, p.30


101 NT. “the trapper was trapped, the conqueror conquered”(595)


102 NT. To gaze obliquely through the streaming glass upon a woman, or your enemy, and while still exulting in your victorious dark all-seeing isolation, to feel a touch upon your shoulder, and to look, haunter-haunted, pursuer-pursued, into the green corrupted hell-face of malignant death.”(LHA, 93-94)


103 NT. “their dark looks read, and ate, and mocked at him, and yet were full of affection and tenderness as if they loved the food they fed upon(OTR, 486).


104 LACAN Jacques, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique, Communication faite au XVIeme Congrès international de psychanalyse à Zürich, le 17 juillet 1949, Internet 95.


105 NT. “Then would he be able to see his own small face again, pooled in the dark mirror of the hall, and peer once more into the grave eyes of the child that he had been, and discover there in his quiet three years’ self the lone integrity of 'I'” (THB, 38).


106 Michelet, p. 287. “He believed himself thus at the centre of life”(LHA,191).


107 NT. “the lonely child, who wants really only to recapture his lost, unknowable Mother, (…) the little boy lost, for whom no world is real and satisfactory once mama’s breast has been withdrawn, papa has died, and big brother has become a ghost endlessly mourned.” in FIELDER Leslie, Love and Death in the American Novel, Penguin Books, Bungay, 1984, p.469


108 Ibidem, p. 469. “Gant (…) remains a great panting, blubbering hulk of an adolescent, who can age but not grow up”.


109 Freud cité par Bersani, in Le réalisme et la peur du désir, p.39.

110 NT. “The arms were too long, the legs too short, the hands and feet a little closer to the simian than

most men’s are, but they belonged to the family of the earth, they were not deformed”(733).

Au niveau de la personnalité, on pourrait appliquer cette notion de stade du miroir renversé à la leçon tirée par Wolfe de l'expérience nazie dans la nouvelle I Have a Thing to Tell You. Comme le fait remarquer Robert H. Brinkmeyer Jr dans son ouvrage The Fourth Ghost: White Southern Writers and European Fascism, 1930-1950, la désillusion qu'exprime Wolfe, sa prise de distance par rapport au Troisième Reich, l'obligèrent à remettre en questions certaines constantes sue lesquelles s'était bâtie sa personnalité, comme l'antisémitisme ou le machisme.


111 Expression d'origine moyenâgeuse, explicitée par Agamben, St, p. 184 à 206. « La surestimation exaltée de l'objet d'amour, qui compte parmi les intuitions les plus caractéristiques de la poésie amoureuse, s'explique (…) fort prosaïquement par un vice de la vertu estimative », p.189.


112 Michelet, p. 644. “It seemed to him that he was much the older, although he was sixteen, and she twenty-one(LHA, 382).


113 NT. “(with) the firm line of Spring, budding, slender, virginal”(382).


114 NT. “She was a virgin, crisp like celery(382).


115 Michelet, p. 655. “governed by a religious ecstasy(388).


116 Michelet, p. 668. “The wood was a vast green church(396).


117 Michelet, p. 645. “For if a man should dream of heaven and, waking, find within his hand a flower as token that he had really been there – what then, what then ?(382).

118 Michelet, p. 676. “He was trembling violently ; he was afraid to question her more closely”(402).


119 Michelet, p. 674) “And who shall say – whatever disenchantment follows – that we ever forget magic, or that we can ever betray, on this leaden earth, the apple-tree, the singing, and the gold?”(400).


120 Michelet, p. (680) “My dear ! I couldn’t tell you ! I tried to, but couldn’t. I didn’t want to lie. Everything else was true. I meant all I said”(404).


121 ROUGEMONT Denis de, L’amour et l’occident, 10 18, Plon, Paris, 1972, p. 55.


122 FREUD Sigmund, Introduction à la psychanalyse, traduit de l'allemand par S. Jankélévitch, Payot, Paris, 1970, p. 399.


123 Michelet, p. 284. “He was the haunter of himself, trying for a moment to recover what he had been part of”(189).


124 L'expression est utilisée par Richard de Saint-Victor dans son ouvrage Patrologia Latina. Voir Agamben, St, note 21 p. 148.


125 BERSANI Leo, The Culture of Redemption, Cambridge, Massachusetts, 1990, p.37.

126 NT. “They were not fine and dainty in whatever light you saw them, but they knew that they were whores. Some were fat, worn-out old rips with pot bellies and no upper teeth, and a snuff stick dripping from the edges of their mouth”(WR, 598).


127 NERVAL, Gérard de, Les Chimères, Poésie Gallimard, nrf, Paris, 2005, p.29.

128 NT. “about five feet six or seven inches, but giving the impression of being somewhat taller, (with) a heavy weight of rather blondish hair, a delicately-moulded face, remarkably pale, luminous blue-grey eyes, long and graceful legs”(WR, 314).


129 NT. “she would submit to every action of his embrace without thought or resistance”(WR, 319).


130 NT. “She became the creature of incomparable loveliness to whom all the other women in the world must be compared” (WR, 346).


131 NT. “Her legs, he thought, were rather ugly. (…) Her neck was a little worn and had small lines and pleatings in it. (…) He noticed a few coarse strands of grey in (her hair)”(WR, 360).


132 BORGES Jorge Luis, Les Ruines Circulaires, in Fictions, Folio, Gallimard, Paris, 1983, traduit de l'espagnol par P. Verdevoye, Ibarra et Roger Caillois, p.59.


133 Ibidem, p.59.


134 NT. “Do you think it’s fair and decent to talk about how beautiful I am, when I’m not beautiful, and then to turn and curse me because I’m just an ordinary girl ?”(780).


135 NT. “(His mother’s) eyes were wet with the tears which the sight of a train arriving and departing always seemed to cause(Boom Town, SS, 123).


136 NT. “(…) that woman would become (…) the image of immortal one-ness that again collected him to one”(891).


137 NT. “(he) saw, for a fading moment only the pleasant image of the woman that perhaps she was and that life saw”(891).

138 NT. “the vision of the little house and the women waving to him with a brave free motion of the arm had become fixed in the mind of the engineer as something beautiful and enduring, something beyond all change and ruin(SS, 272).

139 SHAKESPEARE William, Romeo and Juliet, Le club français du livre, Paris, 1955, édition bilingue, Acte I, scène 5, p. 524-526.

Traduction de Pierre Jean Jouve et Georges Pitoëff : « Oh elle enseigne aux torches à briller splendidement ! On dirait qu'elle pend à la joue de la nuit / Comme un riche joyau à l'oreille d'un Éthiopien ; / Beauté trop riche pour qu'on en use et trop chère pour la terre ! » p.525-527.


140 GIRARD René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Livre de Poche, Grasset et Fasquelle, Paris, 2001, dorénavant abrégé en MRVR, p.119.


141 PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, cité par Girard, MRVR, p.82.

142 Michelet, p. 655. “He wanted to hold her, and go away by himself to think about her”(LHA, 388).


143 Ce qui pourrait confirmer que la mélancolie wolfienne trouve bien son origine dans la mentalité du Sud : “(…) there is no one on earth who is more patriotically devoted – verbally, at least – to the region from which he came than the American from the Southern portion of the United States. Once he leaves it to take up his living in other, less fair and fortunate, sections of the country, he is willing to fight for the honor of the Southland at the drop of the hat, to assert her supremacy over all the other habitable parts of the globe on every occasion, to speak eloquently and passionately of the charm of her setting, the superiority of her culture, the heroism of her men, and the beauty of her women, to defend her, to protect her, to bleed and die for her, if necessary - to do almost everything, in fact, for dear old Dixie except to return permanently to her to live.” (WR, p. 269)

144 NT. Michelet, p. 819. “as one who remembers a forgotten and enchanted word (world), or as men who look upon a corpse and see for the first time a departed god”(LHA, 486).


145 Michelet, p. 851. “(…) Eliza sat before the fire at Dixieland with hands folded, reliving a past of tenderness and love that never had been, (…)(her) voice calling up from the past the beautiful lost things that never happened”(LHA, 508).


146 Michelet, p. 34-35. “She remembered the enormous beating colour of his life, and the lost and stricken thing in him which he would never find(LHA, 26-27).


147 NT. “(…) he was a familiar symptom of the period – a desperately homesick wanderer returning desperately to the home he did not have, a shorn Jason, still seeking and still unassuaged, returning empty-handed with no Golden Fleece(WR, 336).


148 ECO Umberto, in De la littérature, Livre de poche, Grasset et Fasquelle, Paris, 2003, p.77.


149 NT. “(…) at any moment on the city streets, I would feel an intolerable desire to rush away and leave the city, if only for the joy I felt in being there. And at every moment when I was away from it, I would feel the same longing to return”(SS, 17).

150 ROUGEMONT Denis de, L’amour et l’occident, 10 18, Plon, Paris, 1972, p.146.


151 NT. “He felt a cruel and ruinous loss and waste in this destructive separation (…) – a loss as if a rare and glorious flower were brutally uprooted from the only earth that could produce or nurture it and which would henceforth be, by reason of its treasured loss (souligné par nous), bereft”(OTR, 528).


152 The Works of Edgar Allan Poe: Poems, Kessinger Publishing, 2009. « Jamais je ne pus aimer qu'où la mort mêlait son souffle à celui de la beauté » (nous traduisons).


153 NT. “(…) the thought came back to Gant (…) that the wheat around the graveyard looked greener and richer than any other wheat he had ever seen”(OTR, 274).


154 Michelet, p. 848. “Behind the world’s great mask of grief, the eyes of the mourners shone through with a terrible and indecent hunger, an unnameable lust”(506).

155 NT. “So much sorrow in lust and so much lust in sorrow” in GREENE Graham, The Tenth Man, Penguin, London, 1985, p. 137.


156 NT. “Among his and my contemporaries, I rate Wolfe first because we had all failed but Wolfe has made the best failure because he had tried hardest to say the most.” Lettre citée par R. Walser dans sa préface à Enigma, p. VII, et reprise par Michael Millgate, The Achievement of William Faulkner, London, 1955, p. 52.


157 NT. “What troubled (Wolfe) was that success in America had become too readily attainable.”


158 Michelet, p. 866-867. “(Eugene) began to see that what was subtle and beautiful in human life was touched with a divine pearl-sickness.(…) he looked on the faces of the lords of the earth – and he saw them wasted and devoured by the beautiful disease of thought and passion (LHA, 517).”


159 Michelet, p. 867. “Coleridge at twenty-five, with the loose sensual mouth, gaping idiotically, the vast staring eyes, holding in their opium depths the vision of seas haunted by the albatross, the great white forehead – head mixed of Zeus and the village degenerate”(LHA, 517).


160 ORTIGUES Edmond, Le Discours et le Symbole, l'Eubage, Paris, 1962, dorénavant abrégé en DS, p.205.


161 ORTIGUES, DS, p. 212.


162 NT. “(…) he had begun to build up in himself a vast mythology for which he cared all the more deeply because he realised its untruth. Brokenly, obscurely, he was beginning to feel that it was not truth that men must live for – the creative men – but for falsehood”(LHA, 221).


163 NT. “He was the breaker of visions; (…) one sunset, he smashed forever, as they lay there talking, the enchantment of Christmas”(OL, 111).


164 Michelet, p. 653-654. “The moonlight fell upon the earth like a magic unearthly dawn. It wiped away all rawness, it hid all sores. It gave all common and familiar things (…) a uniform bloom of wonder”(LHA, 388).


165 Michelet, p. 680. “Darkness melted over the town like dew: it washed out all the day’s distress, the harsh confusions” (LHA, 404).


166 Michelet, p. 334. (An) unsleeping demon wheeled, plunged, revolved about an object, returning suddenly, after it had flown away, with victorious malice, leaving stripped, mean, and common all that he had clothed with wonder. But he saw hopefully (souligné par nous) that he never learned – that what remained was the tinsel and the gold.”(LHA, 221).


167 NT. “Thus, it often appears, when one thinks he has extended the limits of his life, broken the bonds, and liberated himself in the wider ether, he has done no more than to exchange a new superstition for an old one, to forsake a beautiful myth for an ugly one(OTR, 137).

168 NT. “He knew in his heart that for the wretched, feeble, whining old man whom he must meet next day, he felt no love whatever”(OTR, 85).


169 VANOYE Francis, Récit écrit, Récit filmique, Armand Colin cinéma, Paris, 2005, p. 199 et 202.

170 Michelet, p. 673. “And I’ll never love anyone else ! I’ll never leave you ! I’ll wait for you for ever ! Oh, my child, my child !”


171 Michelet, p. 673-674. “They clung together in that bright moment of wonder, there on the magic island, where the world was quiet, believing all they said ”(LHA, 400).

172 NT. Michelet, p. 675. “that marriage we did not foresee”.


173 NT. “he wondered darkly at how great a lag there was between his thinking and his actions”(12).


174 NT. “It is perhaps not a pleasant fact but it is true that some of his most eloquent passages, including those of obvious neurotic origin, are hymns of hatred, wild frustration, enviousness, and denunciation”

in CHASE Richard, Introduction to The Web and The Rock, p.19.


175 NT. It seemed somehow to come from all the vile and uncountable small maggotry of the earth, the cautious little hatreds of a million nameless ciphers, each puny, pallid, trivial in himself, but formidable because he added his tiny beetle's ball of dung to the mountainous accumulation of ten million others of his breed(OTR, 634-35). 


176 NT. “(…) these common, weary, driven, brutal faces, (…) even the sterile scrabble of harsh words they uttered, now seemed to be touched by this magic of now and forever, this strange and legendary quality that the city had, and to belong themselves to something fabulous and enchanted”(424).


177 NT. (It) was to haunt his life for years in dreams of hatred, madness, and despair that found no frontal wall for their attack, (…) but that slid away from him like smoke whenever he tried to meet, or curse, or strangle it(OTR, 635).


178 “You and your kind (…) belong to an alien and disloyal race...” in The Notebooks of Thomas Wolfe, p.663, cité par Moisy, RF, p.198.

179 “a vigilant sentinel ready to defend the Greco-Roman pedestal, (…) all the Mediterranean values, - the triumph of the human individual of clarity and of beauty” in FANON Franz, The Wretched of the Earth, tr. Farringdon, London: McGibbon and Kee, 1965, p.37-38.


180 DERRIDA Jacques, L’écriture et la différence, Points, Editions du Seuil, Manchecourt, 1967, dorénavant abrégé en ED, p.122-123.


181 VATTIMO Gianni, La fin de la modernité, Seuil, Paris, 1987, dorénavant abrégé en FM, p.9.

182 Martha Dodd describes this in her book of reminiscences, Through Embassy Eyes, Harcourt, Brace, 1939: “Once Tom Wolfe sat in the diplomatic box. When Owens won a particularly conspicuous victory, Tom let out a war whoop. Hitler twisted in his seat, looked down, attempting to locate the miscreant, and frowned angrily”, p. 328. 

183 Voici comment Elisabeth Nowell raconte le périple de Wolfe sur le Princess Kathleen en direction de Vancouver : With his zest for voyages and his new-found love for all his fellow men, Wolfe had soon made friends with almost everybody on the ship. Among these was a man who, after going out on deck in the cold winds of Juan de Fuca Strait, contracted such a chill that Wolfe always referred to him afterward as a poor shivering wretch. Wolfe had bought a bottle of whisky in celebration of the Fourth (of July), and he offered it to the sick man, who took a drink and handed back the bottle, whereupon, with a characteristic disregard of hygiene, Wolfe merely wiped off the mouth of it with one swipe of a great palm and drank from it himself. Evidently the man was coming down with pneumonia or a virulent form of influenza and passed it on to Wolfe. (Thomas Wolfe, A Biography, p. 424)


184 “this is the book of a man who had come to terms with himself, who was on the way to the mastery of his art”, YCGHA, quatrième de couverture.

185 NT. “The artist must always fail in his attempt to attain ultimate perfection, but even failure is worth while and admirable, provided only that the failure is splendid enough, the dream splendid enough, unattainable enough yet forever valuable since it was of perfection.” Michael Millgate, The Achievement of William Faulkner, London, 1955, p.52, cité par Decaux, CRTW, p.21.


186 Avant-propos à la thèse de Monique Decaux, CRTW, p.9.

187 The Letters of Thomas Wolfe, p.129.


188 SN, p.48, cité par Decaux, CRTW, p.146.

189 BARTHES Roland, Le plaisir du texte,p. 51.

« Par un travail progressif d'exténuation. D'abord le texte liquide tout méta-langage (…). Il s'agit par transmutation (…) de faire apparaître un nouvel état philosophal de la matière langagière; cet état inouï, ce métal incandescent, hors origine et hors communication, c'est alors du langage, et non un langage, fût-il décroché, mimé, ironisé ».


190 NT. “All rooms, all windows, and all persons for your hunger? No. Return to one: fill all that room with light and glory, make it shine as no other room ever shone before, and all life living on this earth will share it with you.

Oh, if I could only cry out to you now and give my wisdom to you (…)”(WR, 727).


191 BORGES, Jorge Luis, Otras inquisiciones, Œuvres Complètes, Emecé, 1974, p.635. Ce qui rappelle la phrase de Wolfe : “Old Catawba is our father, and although we know that he is there, we shall never find him”(SS, 215).


192 NT. “existence without a concept of belief is insupportable”(DBM, 127).


193 LTW, p.656. Cette phrase, citée par Monique Decaux, qui évoque les propos suivants : « the image of a strength and wisdom external to his need and superior to his hunger, to which the belief of his own life could be united”(SN, 37-38).